Premier Chapitre
Premier acte :la naissance
Mon âme a son secret, ma vie a son mystère,
Un amour éternel en un moment conçu :
Le mal est sans espoir, aussi j’ai dû le taire,
Et celle qui l’a fait n’en a jamais rien su.
Hélas ! j’aurai passé près d’elle inaperçu,
Toujours à ses côtés, et pourtant solitaire ;
Et j’aurai jusqu’au bout fait mon temps sur la terre,
N’osant rien demander et n’ayant rien reçu.
Pour elle, quoique Dieu l’ait faite douce et tendre,
Elle suit son chemin, distraite et sans entendre
Ce murmure d’amour élevé sur ses pas.
À l’austère devoir pieusement fidèle,
Elle dira, lisant ces vers tous remplis d’elle :
« Quelle est donc cette femme ? » et ne comprendra pas.
Félix Arvers, Mes heures perdues
24 août 1895
J’ai les paumes moites, les cheveux hérissés et la tête basse, rentrée dans les épaules.
Contre mes côtes, mon cœur bat plus fort qu’un percussionniste sur la grosse caisse par un soir de gala.
Je me demande si elle m’a vu.
Je tasse un peu plus mon corps chétif au creux de la moulure qui me sert de cachette en résistant à l’envie de fermer les yeux. Les enfants des employés ne sont pas autorisés à fréquenter ces couloirs durant les horaires d’ouverture, et si l’on me surprenait à batifoler dans l’une des nombreuses galeries publiques du Palais Garnier, mes parents seraient mis dehors.
Je frémis à cette idée, et la peur en profite pour mener un nouvel assaut contre ma volonté.
La statue de satyre sous laquelle je me suis réfugié semble néanmoins me porter chance. Entraînée par l’adulte qui l’accompagne, la petite fille aux cheveux clairs s’éloigne sans me jeter un regard.
J’ose un soupir soulagé.
Lorsqu’elle est apparue en haut des escaliers, j’ai cru défaillir.
L’instant d’avant, je patrouillais sans bruit de hall en couloir sous le regard de pierre des statues aux mœurs légères. Seul et étourdi, comme souvent.
Et voilà que je me suis retrouvé coincé dans une excavation nichée sous la statue d’un satyre à attendre la seconde fatale, à maudire mon inconséquence et, je dois l’admettre, à observer l’enfant avec fascination.
À présent que le danger s’éloigne, je peux l’épier à loisir. Sa démarche est souple mais son port de tête est fier et élégant. Ses membres déliés et son chignon serré me font aussitôt penser à une danseuse. Serait-ce une nouvelle recrue de la classe de danse ?
La richesse des vêtements de l’homme qui l’accompagne contrarie mes suppositions. Les coulisses de l’Opéra ne sont pas un endroit décent pour les jeunes filles de bonne famille.
Je réalise alors qu’Aimé ‒ mon père ‒ a besoin de moi pour monter un décor, et je m’arrache à mes pensées en même temps qu’à mon refuge. Aussi discret et silencieux qu’une ombre, je rebrousse chemin et m’enfonce dans les entrailles de l’Opéra.
23 décembre 1895
L’arrière de la scène n’est plus qu’une ruche bourdonnante. Partout, les machinistes s’activent à monter le décor de la représentation de ce soir, sous l’œil prudent des menuisiers. Dans le cas de mon père et de deux autres anciens marins, il s’agit non seulement d’effectuer le travail, mais aussi de l’enseigner.
Alfred et Eustache sont un peu plus âgés que moi, bien que je n’aie aucunement la mémoire des dates. Mon esprit tout encombré de mots et de rhétorique semble incapable de faire la moindre concession envers les chiffres. Nellie, la fille de la maîtresse couturière, a eu la bonne idée de naître le même jour que moi, ce qui me permet de ne jamais oublier de lui souhaiter son anniversaire.
Grâce aux indications de mon père, nous assemblons un salon coquet aux murs garnis de baies vitrées. J’ai beau savoir qu’il ne s’agit que d’un décor, j’ai l’impression d’être entré dans l’un des plus beaux hôtels particuliers de Paris.
Alfred surprend mon regard et désigne les fenêtres factices :
— Imagine un peu quand les peintres auront achevé les détails du parc, derrière les vitres !
Je pousse un sifflement admiratif, bientôt interrompu par les œillades furieuses des machinistes.
On ne siffle pas sur la scène.
Je baisse les yeux, honteux, afin de ne pas croiser le regard réprobateur de mon père. Alfred et Eustache ne manquent pas de se moquer de mon étourderie, mais leurs sarcasmes rebondissent sur moi sans me blesser.
Quelques secondes plus tard, on nous libère et nous filons derrière la scène en courant, trop heureux de nous soustraire à la vigilance et aux remontrances de nos paternels.
Sans même nous consulter, nous grimpons dans les étages et nous arrêtons aux abords des salles de répétition des danseuses, où une quinzaine de fillettes en justaucorps s’exercent sous les indications autoritaires du professeur. Alfred et Eustache commentent à voix basse la souplesse des élèves, mais je n’ai d’yeux que pour mon inconnue aux cheveux clairs.
Elle n’a intégré la classe qu’au mois de septembre dernier, mais elle a déjà fait d’énormes progrès. Je viens l’observer dès que je le peux, si possible lorsqu’Alfred, Eustache et même Nellie sont occupés ailleurs. Si l’un d’eux venait à s’apercevoir que je suis en admiration devant une danseuse, tout le bâtiment en serait aussitôt averti, et je deviendrais le sujet de raillerie et de commérages favori de ses habitants.
Et puis, elle pourrait venir à l’apprendre.
26 mai 1896
— Alors, il s’est enfui des décombres fumants et a couru vers le chantier du palais Garnier, puis s’est enfoncé dans les souterrains !
La classe de danse, fébrile, est pendue aux lèvres d’Alfred. Les demoiselles ont toutes au bas mot deux ans de moins que lui et sont impressionnées par son histoire.
De toute évidence, elles ne l’avaient encore jamais entendue.
Bien sûr, je la connais par cœur. Ce n’est donc pas pour la récente éloquence d’Alfred, désormais âgé de douze ans, que je suis installé en équilibre sur une passerelle de cintres, très haut au-dessus de la scène où sont installées ces demoiselles.
— Qu’est-il devenu ? s’enquiert une fillette aux boucles blondes.
Derrière elle, je vois le visage angélique de Léa illuminé par la curiosité. Que ne suis-je pas moi-même en train de lui raconter cette histoire ! Je donnerais cher pour la faire frémir de curiosité comme le fait Alfred en ce moment même.
— On dit qu’il vit toujours, caché dans les souterrains de l’Opéra, et qu’il se nourrit de poissons pêchés dans le lac, dans les entrailles de la terre, et qu’il pleure sa fiancée perdue dans l’incendie.
Des murmures enthousiastes parcourent l’auditoire.
— Certains prétendent qu’il n’a pas survécu, reprend Alfred, et qu’il hante l’Opéra tel un fantôme. C’est pourquoi des objets disparaissent parfois en coulisses, et c’est la raison pour laquelle nous lui laissons un verre de lait et du pain au détour des couloirs.
Cette fois, l’incrédulité se peint sur les traits de ma jolie danseuse. Ses compagnes frissonnent.
Pour ma part, je ne redoute pas plus cet ombre qu’Alfred et nos parents. Nous y sommes habitués, et nous la respectons. Peut-être n’est-ce qu’une légende, mais il ne faut jamais prendre le surnaturel à la légère. Surtout dans un endroit tel que celui-ci.
Alors que les jeunes danseuses commentent la nouvelle en contrebas, leur professeur arrive et leur impose le silence.
Alfred s’éclipse avant d’avoir des ennuis, mais je reste accroché dans mon observatoire pour assister à la répétition. Je me suis pris de passion pour la danse, et pas seulement à cause de Léa, bien qu’elle soit la raison première de mon soudain intérêt pour cet art.
J’ignore d’ailleurs son nom et son prénom, et ne l’ai surnommée Léa qu’en référence à un poème contenu dans le petit livre offert par Nana pour mes dix ans, à Noël dernier. Je sais qu’elle ne s’en formaliserait pas. Il n’y a qu’à la regarder pour deviner qu’elle est l’être le plus charmant et le plus doux du monde. Dans quelques années, elle inspirera de si nombreux poèmes que ceux qui ne l’avaient pas remarquée plus tôt se demanderont derrière quel écran de fumée ils avaient jusqu’alors vécu leur vie.
Et moi, si j’étais moins timide, je pourrais leur dire que je l’avais prévu.
Au lieu de quoi je resterai certainement dans mon coin, transi d’amour et de désespoir.
Je me secoue mentalement.
Nana dit souvent que je suis trop jeune pour avoir de telles pensées, et je suis bien tenté de lui donner raison.
*
Aujourd’hui, j’accompagne ma mère aux élections municipales. J’aime rendre service à Nana, mais je déteste sortir de l’Opéra. Dehors, tout est en mouvement, immense et imprévisible. J’ai peur de me perdre dans le dédale urbain et de ne plus jamais en ressortir. Ou bien de me faire avaler par la gueule grise d’une rue et de tomber, tomber… jusqu’à ce que mes cheveux blanchissent et que ma peau sèche sur mes os maigrelets.
Nous sommes sur le chemin du retour lorsque je croise Léa pour la première fois. Ou plutôt, que Léa me croise pour la première fois.
Nous pénétrons dans l’Opéra au moment où elle s’apprête à en sortir, et elle nous salue poliment en esquissant un sourire distrait. Nana lui répond sur le même ton tandis que je reste muet, les bras chargés de commissions.
L’instant passe et Léa rejoint l’homme qui l’a emmenée à l’Opéra la première fois. Ils disparaissent dans une voiture tractée par un lourd cheval noir.
— Tu la connais ?
La question de Nana me fait monter le rouge aux joues. Je hausse les épaules.
— Non.
— Tu devrais te mêler aux autres enfants, au lieu de lire en permanence.
Son ton n’est pas celui du reproche, mais je sais pertinemment qu’elle s’inquiète pour moi. Ses yeux bruns sont doux lorsqu’elle ajoute :
— Je suis sûre que Nellie et les autres t’aideraient à vaincre ta timidité. Tu pourrais les accompagner lorsqu’ils sortent explorer les rues.
Je suis presque aussi choqué d’apprendre que ma mère n’ignore rien des escapades interdites de la bande d’Alfred que par ce qu’elle me propose.
Je n’aime guère sortir de l’Opéra. J’y ai fait mes premiers pas, et j’y ai lu mes premiers livres. Sans avoir jamais mis un pied dans une école, j’ai appris ici plus de choses qu’aucun autre enfant de mon âge. J’ai grandi dans ce décor et mes rares expériences dans les rues immenses de la capitale, sous le ciel infini et inquiétant, ne m’ont guère donné envie de parcourir le vaste monde. Je ne quitterai probablement jamais les couloirs du Palais Garnier. J’y ai mon ciel, parmi les cintres, et mes secrets dans les dessous. Et entre les deux, des étages et des étages à explorer, à admirer, à conserver.
Ici, je suis chez moi et en sécurité.
Et lorsque je serai adulte, rien ‒ pas même ma curiosité maladive ‒ ne pourra jamais plus me pousser à en franchir les portes.
*
— Tu travailles de mieux en mieux, me félicite mon père au cours du repas.
Je lis toute la sincérité de son compliment dans son regard gris bienveillant, et un curieux sentiment de malaise s’empare de mon estomac.
Avec leurs cheveux cendrés et leurs traits marqués, Aimé et Nana sont les seules personnes en lesquelles j’ai pleinement confiance. Je sais qu’ils ne peuvent partager ce sentiment, car mes nombreuses étourderies les empêchent de me confier sereinement un travail important. Et pourtant, ils le font.
C’est peut-être pour cette raison que les encouragements de mon père me mettent si mal à l’aise. J’ai bien travaillé aujourd’hui, mais ne le décevrai-je pas demain ? Cette confiance qu’il m’offre, je ne m’en gratifie pas moi-même.
Dans deux ou trois ans, mon père sera trop fatigué pour exercer une partie de ses fonctions, qui demandent de la force et de l’agilité. Je devrai alors être prêt à assurer sa relève et à faire sa fierté.
— Reprends donc un peu de tarte, sourit ma mère en surprenant mon air angoissé. Tu deviendras un grand gaillard comme l’était ton père il y a quinze ans.
— Il y a quinze ans ? répète l’intéressé, faussement vexé.
Ma mère lui offre un sourire un brin provocateur et la suite de la conversation se perd dans le tourbillon de mes rêveries tandis que je dévore mon dessert avec un enthousiasme bien enfantin.
Alors que nous dînons à la lueur jaune d’une ampoule ‒ l’Opéra Garnier a le privilège d’être équipé de l’électricité ‒ la salle au-dessus de nos têtes est pleine de spectateurs venus assister à la première d’Hellé. J’imagine les jupes plissées et les cheveux ondulés des dames, les grands chapeaux à plumes et les manteaux de dentelle auxquels répondent les couleurs sobres des gilets et des nœuds papillon des hommes.
J’ai si souvent assisté aux répétitions que j’ai l’impression de pouvoir entendre les chants et de deviner les pas des acteurs sur le parquet, loin au-dessus du petit lit où je m’allonge après le repas. Mes parents discutent tout bas dans la pièce attenante, et je songe à Léa.
Mon cœur s’emballe au souvenir de notre rencontre à l’entrée de l’Opéra. Si elle m’avait adressé la parole, je me serais figé tel un pantin idiot. J’aurais perdu mes moyens et ma langue habituellement si agile. La petite danseuse est pourtant plus jeune que moi.
Comme j’envie l’assurance d’Alfred, d’Eustache et de leur bande ! En faire partie ne m’a jamais intéressé, mais je commence à réaliser que pour me rapprocher de Léa tout en restant invisible, les côtoyer davantage ne serait semble-t-il pas une si mauvaise idée.
Bercé par ces pensées et par les chuchotements de mes parents, je commence à somnoler.
Je sens déjà s’enrouler autour de moi les bras apaisants de Morphée lorsque j’entends s’ouvrir la porte de notre minuscule appartement. Intrigué, je suis aussitôt tout à fait réveillé.
Je n’ai pas besoin de tendre l’oreille tant le nouveau venu parle fort.
— … a cédé et s’est effondré sur les spectateurs ! C’est un carnage !
Une vague acide déferle sur mon estomac. Je suis debout instantanément.
Les jambes en coton, je titube hors du réduit qui me sert de chambre en enfilant un pantalon et un veston par-dessus ma chemise, puis m’engouffre dans les couloirs sur les talons de mon père.
Tout autour de nous, des hommes familiers émergent de différentes directions et se précipitent dans les escaliers. Jamais leurs visages ne m’ont paru si blafards sous la lumière artificielle des lampes.
Nous traversons les coulisses où règne un chaos sans précédent : des artistes crient, pleurent et appellent à l’aide. Je suis complètement déboussolé lorsque nous atteignons la salle par la scène.
Là, je marque un temps d’arrêt devant l’improbable spectacle qui se joue sous mes yeux.
L’un des contrepoids soutenant l’immense lustre qui couronne la salle de spectacle s’est décroché et repose au milieu des sièges recouverts de velours. Des blessés hurlent, des spectateurs s’enfuient et des secours accourent.
— Gamin !
La vision cauchemardesque qui m’a cloué sur place perd de son effet et je saisis que l’on s’adresse à moi.
L’homme qui me parle n’est autre que Raoul, le père d’Eustache.
— Monte dans les cintres et assure-toi que les réserves d’eau sont prêtes à être déversées en cas de besoin. Il ne manquerait plus qu’un incendie !
J’obéis prestement et m’engage sur les étroites coursives qui surplombent l’immense scène du théâtre. Une fois installé près des « cordes » permettant d’inonder le plateau en cas d’incendie, je contemple les dégâts.
Des centaines de chapeaux abandonnés sur les sièges durant la débâcle créent un tapis multicolore. De rares témoins, tétanisés, n’ont pas bougé de leurs sièges.
D’autres aident mon père et ses collègues machinistes à essayer de déplacer l’énorme contrepoids. Je reconnais parmi eux quelques acteurs et musiciens, et je m’interroge sur leur agitation. Pourquoi ne pas attendre demain pour déplacer la pièce défectueuse du titanesque luminaire ?
Lorsque je saisis l’ampleur de la situation, je manque perdre l’équilibre. Les doigts glissants, je me raccroche à une ficelle et me surprends à prier.
Quelqu’un est coincé sous le contrepoids !
Ce n’est que des heures plus tard, lorsque la salle est enfin évacuée, que le Directeur réunit les employés dans le foyer de la danse pour leur annoncer la triste nouvelle. La femme assise à la place numéro treize n’a pas survécu à l’accident. Les secours estiment qu’elle est morte sur le coup. Il y a une dizaine d’autres victimes, mais aucune ne succombera à ses blessures. Toutes les représentations sont annulées jusqu’à nouvel ordre.
Choqués et pour une fois silencieux, nous regagnons nos pénates. Alors que nous franchissons le seuil de notre minuscule appartement, une voix résonne dans le couloir.
Il s’agit de Mado, la mère d’Eustache :
— … numéro treize ! Le palais Garnier est le treizième Opéra construit à Paris. Nous avions déjà un fantôme, et nous voilà avec un cadavre !
— Elle a raison ! approuve une autre couturière. Depuis plusieurs années, les Directeurs nous traitent d’imbéciles superstitieux et se rient des fantômes. Je vous dis que ce n’est pas fini.
» Ce n’est pas fini !
Alors que ma mère me recouche, ce soir-là, un léger frisson parcourt mon corps.