Premier Chapitre
PrologueTrente mois auparavant.
Emma garde les yeux fixés sur ses baskets multicolores et sa salopette déchirée au genou. Petit à petit elle laisse une bulle se former autour d’elle. Le brouhaha de la salle d’audience crée un bourdonnement qui l’envahit. Elle s’y blottit, et y cherche une protection qu’elle ne trouve plus nulle part depuis longtemps.
— Mesdames, messieurs, silence s’il vous plait. Affaire 427, la prévenue est Emma Monnier, 19 ans, ici présente. Nous pouvons commencer.
Un dernier murmure parcourt la salle et, la bulle explose autour d’Emma. Les larmes se précipitent derrière ses paupières, mais elle refuse de les laisser dévaler ses joues. Elle serre les dents, les poings et hurle intérieurement. THIBAUD !
— Vous paraissez aujourd’hui en procédure de comparution immédiate pour les chefs d’accusation suivants : Possession de stupéfiant, trafic de drogue, tentative de fuite et entrave à la justice. Vous risquez des peines très lourdes mademoiselle.
La suite est floue, elle n’entend déjà plus la voix trainante de la juge. Par contre, elle est consciente de chaque mouvement dans la salle d’audience. D’une minute à l’autre, la porte va s’ouvrir et le laisser entrer. C’est obligé. Thibaud ! Thibaud ! Elle l’appelle de toutes ses forces sans desserrer les lèvres. Mais c’est tellement fort qu’il ne peut que l’entendre n’est-ce pas ? C’est comme ça que fonctionne l’amour, non ?
— Vous avez tu le nom des personnes qui étaient avec vous avant-hier dans ce parc, Mlle Monnier. Il est temps de nous en faire part.
Emma refuse de lever les yeux. Elle se cache derrière sa longue frange. Elle ne peut pas se résoudre à donner des noms. Ça fait longtemps que toute cette histoire a dérapé, ça fait longtemps qu’elle ne contrôle plus rien. Elle sait au fond d’elle que ses « amis » ne seront pas là pour elle à la sortie, qu’à part la drogue et la fête rien ne compte. Mais Thibaud c’est différent. Ça doit l’être. Ils sont plus forts que tout ça, la justice, la police, la drogue. Ils s’aiment. Alors elle ne peut pas donner de noms. Thibaud ne lui pardonnerait jamais. Mais où est-il ? Il devrait être là. À soutenir son regard et lui rappeler toutes les promesses qu’ils se sont faites. Thibaud !
— Vous n’avez pas l’air de bien saisir ce qui vous arrive. Vous avez été arrêtée avec beaucoup trop de drogue sur vous pour qu’on croit à un usage personnel, et les agents de la Brigade Anti Criminalité sont formels il y avait d’autres personnes avec vous dans ce parc quelques secondes avant votre arrestation. Alors je vous le demande une dernière fois que s’est-il passé avant-hier soir ? Regardez vos parents, mademoiselle, regardez-les bien et prenez la bonne décision.
Elle parcourt enfin la salle des yeux, évite ses parents, Julia, dans une recherche désespérée d’yeux bleus qui la transportent si loin d’ordinaire. Mais ce sont ceux de ses parents qu’elle finit par croiser et cette fois elle ne peut retenir ses larmes. Ses parents se tiennent côte à côte. Ça fait combien de temps qu’elle ne les a pas vus ensemble ? Quand son père passe un bras autour des épaules de sa femme, Emma étrangle un sanglot. Il lui faut une minute supplémentaire pour remettre ses émotions en place.
Alors qu’elle commence à expliquer la raison de sa présence dans ce parc et comment elle s’est retrouvée en possession d’autant de drogue, elle se fait une promesse. La première d’une longue série. Plus jamais elle ne décevra ses parents. Elle sera la jeune femme qu’ils attendent. Une jeune femme sage et lisse qui ne fait plus aucune vague. Elle étouffera ses envies d’aventures et de transgression, sa répartie et sa folie et surtout, surtout elle restera à sa place.
Au moment du délibéré, les chefs d’accusations les plus graves n’ont finalement pas été retenus. La confession d’Emma a été bien accueillie et devrait lui permettre d’éviter le pire. En tout cas, c’est ce que chuchote l’avocat à côté d’elle dans une odeur de tabac froid.
— Vous êtes condamnée à une peine de Réparation Pénale, auprès de l’association ADDSEA, il s’agit d’une mesure éducative, Mlle Monnier, mais ça n’en reste pas moins une peine. Vous êtes également condamnée à une obligation de soin, auprès de l’association de lutte contre les drogues. À vous de saisir la chance qu’on vous donne. Vous écopez d’une peine minimale, Mlle Monnier, mais n’allez pas croire que vous aurez une autre chance.
***************************************************
Quatre mois auparavant.
Franck cligne des yeux, aveuglé par les lumières des gyrophares. Elles diffusent leurs halos bizarrement comme si la nuit était tombée. Le bruit des sirènes est assourdissant. En tout cas, il le devrait, mais les bruits lui parviennent atténués comme à travers du coton. Tout est flou, ralenti. Et pourquoi cet homme se penche sur lui avec son casque… de pompier ?! Pourquoi y a-t-il un pompier sur le chantier ?
Puis la douleur explose. Un grand cri. Et tous les bruits, les odeurs et les mouvements reviennent d’un coup. Hurlements, agitation, sirènes, gyrophares, douleurs. Douleurs.
Son crâne est sur le point d’éclater. Le déchirement dans son épaule est tellement insupportable qu’il voudrait qu’on finisse de la lui arracher. Mais le pire finalement, ce sont ses jambes. Il n’y a pas de souffrance, pas de fourmillement, pas de sensation. Rien.
— Ne bougez pas monsieur. Restez tranquille, on vous transfère. L’hélicoptère arrive.
La panique l’envahit, aussi puissante que la douleur qui l’emporte.
— L’échafaudage a cédé, heureusement vous portiez votre casque, ça va aller. Comment vous appelez-vous ?
— Franck, Franck Leone. Et mes jambes ? Je ne sens plus mes jambes !
— Restez calme, Franck, n’essayez pas de bouger. On vous emmène à l’hôpital.
PARTIE 1
CHAPITRE 1 : Dernière chance
— Poussez-vous ! Un patient arrive, laissez passer le brancard !
— Venez vers moi mon petit, je ne mords pas. Vous êtes nouvelle ?
Emma se sert contre la dame d’un certain âge assise sur un déambulateur. Elle regarde passer les ambulanciers qui discutent tranquillement avec le vieil homme allongé sur le brancard.
— Oui, c’est mon premier jour de stage. Je suis étudiante en ergothérapie en 2e année.
— Et qui est ta référente, mon petit ?
— Mme Albrecht.
— Oh ! charmant, tout un poème cette femme. Ne te laisse pas formater, t’en prends et t’en laisses, si tu veux un conseil.
Emma jette un coup d’œil à la très élégante femme sur la droite, qui a crié beaucoup trop fort vu la tranquillité avec laquelle sont passés les brancardiers. Son air hautain et ses manières sèches quand elle l’a accueillie quelques minutes plus tôt font étrangement écho avec les paroles de la patiente.
— Je suis Jeanne Galliot, patiente régulière, experte en sclérose en plaques.
Emma serre la main tendue et rend son sourire.
— Emma Monnier, ravie de vous rencontrer. Je suis là pour presque 3 mois, j’espère qu’on se reverra.
— Heu… jeune fille ! Ma stagiaire là ! Venez maintenant. Lance Mme Albrecht.
Emma fronce les sourcils, mais suit, résignée.
— Elle s’appelle Emma, Florence ! Toujours aussi aimable à ce que je vois. Charmante journée à vous, mesdames.
Pas la langue dans sa poche cette patiente ! Elle appelle même la professionnelle par son prénom. Mme Galliot leur envoie un petit geste de la main et Emma suit sa tutrice de stage tant bien que mal. Elle emmagasine un maximum d’informations dans le flot de paroles ininterrompues. Pas tout à fait ce qu’elle imaginait comme accueil. Le Centre Jean Judet a très bonne réputation dans la prise en charge de la réadaptation et la rééducation des suites de traumatismes, de lésions ou pour les dégénérescences neurologiques. Mais l’approche de cette professionnelle est vraiment… particulière. Pour l’instant, tout se déroule au pas de course, et Emma ose à peine poser des questions. Elle prend en note ce qu’on attend d’elle et se laisse happer par l’énergie du lieu en mettant de côté les remarques singulières de sa tutrice.
Au détour d’un couloir, des éclats de voix interrompent la litanie de Mme Albrecht.
— Ça me casse les couilles, Baptiste, j'en peux plus, je te jure !
— Laisse tomber mon pote, il faut just...
Emma est happée par l’intensité qui se dégage du patient. Elle perd le fil de la conversation, s’arrête pour le regarder s’éloigner. Il est grand, imposant, elle n’a pas le temps de voir son visage, mais voit ses bras puissants poussés sur les mains courantes de son fauteuil.
— Venez par ici, c'est encore le para incomplet de la 312 qui fait des siennes. Allons de ce côté plutôt.
Il a l’air tellement en colère. Elle a beau s'éloigner de lui, elle ressent encore l’onde de rage qu’il a créée autour de lui. Les mots et le ton qu'il utilise résonnent en elle. Mme Albrecht marmonne dans sa barbe et mieux vaut être attentive, de ce qu’elle a vu depuis ce matin, il vaut mieux ne pas lui donner de raison de faire des reproches.
— ...Rappeler la mère, il verra bien, personne ne lui dit rien aussi.
— Pardon, je n'ai pas compris de qui vous parlez...?
— De personne. Mais suivez un peu, je ne vais pas me répéter tout le temps.
Justement ce qu'elle voulait éviter. Ne rien dire et acquiescer c'est son mot d'ordre depuis tellement longtemps maintenant qu'Emma le fait, presque automatiquement, presque. Depuis le début de sa formation, 18 mois auparavant, elle s’efforce de tenir ses promesses : garder sa langue dans sa poche, refréner sa sale habitude à prendre des décisions rapides et tranchées. Évidemment si cette femme continue d’entrer dans les chambres des patients sans frapper, et d’appeler les gens par leur pathologie, ça risque de s’avérer plus dur que prévu.
— Venez, le reste de l'équipe médico-sociale doit être au café, comme d'habitude.
Elles traversent le petit bureau qu'elles vont désormais partager et atteignent une salle de réunion où sont attablées quatre femmes en pleine conversation.
— Je me joins à vous pour le café exceptionnellement, voilà ma stagiaire.
Mme Albrecht pointe un doigt sur Emma dans un geste négligent. Elle en reste stupéfaite et laisse s’échapper l'occasion de se présenter.
— Ce n'est pas "le café", Florence, c'est la réunion hebdomadaire, tu sais, à laquelle tu ne souhaites pas participer.
Ambiance. Bon à priori elle n’est pas la seule à apprécier moyennement les manières de Florence Albrecht.
— Bonjour, je suis Emma. Lance-t-elle pour rebondir sur le courant glacé qui parcourt la pièce.
— Salut Emma, bienvenue. Installe-toi.
On lui sert un café et lui pose des questions sur son parcours. Elle évite d’évoquer cette terrible année du bac et l’année d’après à se chercher et à se reconstruire. Elle se concentre sur ses stages de 1re année de formation et sur l’expérience et les connaissances qu’elle en a retirées.
— En tout cas bienvenue au Centre, tu es en stage avec Florence, mais on travaille en équipe, enfin normalement. Donc on sera amenée à se revoir. Moi je suis Agathe, voilà Christine et Clotilde. J’imagine que, en deuxième année, tu as certains objectifs de stage ?
— Justement oui, j’espère vraiment pouvoir faire mes preuv…
— Bon assez parlé, on y va, Emma. On doit retourner voir la SEP qu’on a croisé ce matin.
La SEP ?! Si l’acronyme de sclérose en plaques ne lui est pas inconnu, ça fait deux fois qu’elle entend cette femme appeler les patients par leur pathologie. C’est immonde. Elle est estomaquée et l’envie de lui faire une réflexion enfle dans sa gorge. À la place, elle serre les poings et ravale la bile qui se forme dans sa bouche. Elle baisse les yeux. Elle a promis. Et elle ne laissera rien gâcher la dernière chance qu’elle se donne, même si pour cela elle doit s’enfoncer les ongles dans les paumes pendant les trois prochains mois.
La journée s’achève après une séance de travail très riche auprès de Mme Galliot, la dame en déambulateur. Qui souffre d’une sclérose en plaques donc Elle a toujours une lueur d’amusement dans le regard et malgré d’immenses difficultés au quotidien, a réussi à rendre les remarques de l’ergothérapeute négligeables. Emma se réjouit d’avance de travailler avec elle. En deux phrases, elle a fait redescendre la tension de la journée de plusieurs crans. Debout sur le trottoir, elle allume son téléphone, puis jette un regard à l’affichage du tram. Quelle chance d’être en stage en centre-ville ! Une très bonne excuse pour rester à la colocation, plutôt que de retourner chez ses parents. Son portable vibre dans sa main. Le tram arrive. Elle s’installe à l’intérieur avant d’ouvrir un à un les messages.
Maman : J’espère que ta 1re journée s’est bien passée, que tu as été bien accueillie et que tu as fait bonne impression. Bisous ma chérie. On espère te voir vite.
Elle referme le SMS, et va ouvrir le suivant quand elle se reprend. Elle tempère sa première réaction : se conformer à ce qu’on attend d’elle, c’est son crédo et elle veut s’y tenir. Elle se résout à répondre un message rassurant. Sa mère est adorable, elle n’a aucune raison de réagir comme ça, encore sa fichue impulsivité. Malgré ses efforts depuis tout ce temps, elle a encore besoin de se rappeler à l’ordre. Elle déteste cette partie d’elle qui lui a tellement porté préjudice. Et Julia, son amie d’enfance a raison, elle doit continuer ses efforts pour refréner ce feu qui gronde en elle.
Harmonie : Salut Emma ! alors cette journée de stage ? tu es contente ? pour moi à priori ça risque d’être difficile un peu, les situations des enfants ça me bouscule, mais j’ai déjà pu parler à ma tutrice de notre objectif d’être autonome sur certaines situations alors c’est déjà une bonne chose. Tu as pu en parler toi ? bises à bientôt pour le regroupement en milieu de stage.
Elle aime bien Harmonie, avec elle, peu de possibilités de déborder et de sortir du rang. Tout ce dont Emma estime avoir besoin. Leurs rapports sont simples, centrés sur le travail et la formation, et ont peu évolué depuis leur rencontre en 1re année. Le matin de la rentrée, elle n'avait pas repéré Harmonie tout de suite. Elle avait souri poliment à tout le monde et s'était mordue la langue pour s'obliger à rester dans son coin. Puis, plus tard, elle avait repéré cette fille. Grande blonde plantureuse, elle avait peu parlé, mais à chaque fois avec assurance et à propos. Elle s'était tenue à l'écart des habituels groupes bruyants qui s'étaient formés sans pour autant paraitre bêcheuse ou bizarre. Bingo. À côté de son petit mètre 55, de son corps tout menu, de ses cheveux courts et vêtements délibérément fades, ça aurait un côté Laurel et Hardy, mais Emma était décidée. Elle s'était résolument approchée d'Harmonie et depuis elles ne s'étaient pas vraiment quittées. Elle fait partie de ces personnes qui ont trouvé l’équilibre subtil d’être calmes et réfléchies sans être éteintes, d’être engagées et passionnantes sans être envahissantes. L’équilibre dont Emma a tellement l’impression de manquer. Elles ne sont pas amies à proprement parler, il y a trop de secrets entre Emma et les autres, mais depuis un peu plus d’un an et demi, elle apprécie sa compagnie et avec elle, elle se tient loin des conneries. Cependant, elle pointe du doigt ce qu’elle a été incapable de faire. Parler à Mme Albrecht de son autonomie professionnelle. C’est une des attentes du stage. Il faudra absolument qu’elle arrive à lui en parler.
Les derniers messages sont de Julia. Julia, amie d’enfance et colocataire. Indéfectible Julia.
Julia : Em, je sors ce soir, normalement y’aura Maximilien, je vais tenter de faire avancer les choses !
Julia : Je ne te propose pas, y’a des mecs un peu chelous, tu es encore capable de te laisser embrigader. Lol. Tu as promis de te tenir à carreau après toute la merde que tu as déjà faite. Sérieusement autant que tu restes loin des tentations.
Julia : Ha, mais oui c’était ta 1re journée, j’espère que ça a été, que tu n’as pas trop fait ton Emma ! lol à ce soir ou demain à l’appart !
Emma force un sourire sur son visage et s’enfonce, un peu plus éteinte encore dans son blouson noir. Elle a besoin de courir, de se défouler, et de retrouver pendant quelques dizaines de minutes, la sensation de ne plus être dans un contrôle absolu de tout ce qu’elle dit, fait et pense.