Premier Chapitre
1Notre existence est fréquemment conditionnée par des habitudes, qui bonnes ou mauvaises ne sont le plus souvent soumises qu’à de simples réflexes paradoxaux assortis d’automatismes sans nécessité impérative, mais qui malgré tout alimentent en boucle notre quotidien et finissent bien souvent en rituel. Des gestes ou des règles inlassablement répétés qui deviennent routiniers, par tradition ou monomanie.
Pour le commandant Marc Vasseur, il était d’usage chaque matin de consommer sa tasse de café noir debout, le nez collé à la fenêtre du salon. Pendant plus d’une décennie, il avait absorbé son breuvage en laissant planer son regard sur les toits de la capitale, avec en point de mire une forêt d’antennes paraboliques et la sarabande effrénée de pigeons survoltés en quête de pitance. Rien de bien réjouissant.
À présent, le décor avait changé et s’était métamorphosé en panorama. Il contemplait des montagnes vertigineuses dont les aiguilles découpées en ciseau se coiffaient de derniers sceaux de neige. Ici, pas d’antennes qui gangrenaient le paysage ni de volatiles urbains, si ce n’est parfois un aigle solitaire qui planait au-dessus des crêtes en déployant ses ailes majestueuses.
Vasseur fixa avec émerveillement le soleil naissant qui embrasait déjà la pointe du massif de Belledonne, diaprant le versant d’une lumière miroitante. Il était envoûté par le cadre idyllique et baignait dans une sérénité bienfaitrice, loin de ses préoccupations routinières. Une féerie de lumières dont, il était persuadé, il ne se lasserait jamais.
Pour un flic comme lui, accoutumé au bitume et sevré aux gaz d’échappement de la capitale, c’était une réelle bouffée d’oxygène, une soupape salutaire qui noyait les journées sombres et interminables des années passées au défunt 36 quai des Orfèvres, l’état-major des services de police. À présent implanté au 36 rue du Bastion, dans le 17e arrondissement, seul le numéro de cette mythique institution avait survécu au délogement.
Sa récente mutation à Grenoble lui laissait espérer une existence et un emploi du temps plus accommodants qu’à Paris, où il avait trimé dix années à la brigade criminelle – la crime comme la désignait plus communément l’apocope employée par les médias. Bien que les chiffres de la délinquance soient en hausse dans l’agglomération dauphinoise, le taux de criminalité par crime de sang restait encore bien en dessous de la moyenne nationale, ce qui faisait miroiter une qualité de vie salutaire. Être constamment sur la brèche à traquer les détraqués, les égorgeurs, les empoisonneurs et les meurtriers diaboliques, avait absorbé son énergie et consumé la pérennité de son couple.
C’était son premier dimanche de repos dans le Dauphiné et la journée s’annonçait prometteuse. Avec Pénélope, son épouse, ils avaient prévu une escapade à Saint-Hilaire-du-Touvet. Elle rêvait d’une ascension en funiculaire – la pente la plus importante d’Europe à ce qu’il paraît – et il se faisait une joie de la satisfaire.
Ils étaient sur le départ quand son téléphone portable se manifesta. La sonnerie le percuta comme une onde de choc et le regard destructeur que lui lança Pénélope anéantit sa bonne humeur.
— Je dois répondre, s’excusa-t-il en cherchant une pointe de compassion dans l’attitude de son épouse.
Mais la sécheresse de ses prunelles lui renvoya sans ambages les servitudes de son métier.
La voix rocailleuse et cinglante du commissaire divisionnaire Garcin éclata désagréablement ses tympans :
— Commandant Vasseur ? Nous avons un homicide brindezingue chez les ratichons. Je viens d’avoir le substitut du procureur en ligne et il souhaite vivement que votre brigade prenne les choses en main. Allez jeter un coup d’œil et voyez ce qu’il en est en attendant que la chose soit officialisée. Votre équipe est déjà en route, du moins ceux que j’ai réussi à joindre. Je vous envoie l’adresse par SMS.
À cinquante-six ans, le commissaire Pierre Garcin était un bloc de marbre qui dirigeait d’une main de fer la PJ de Grenoble. Une boule de nerfs exigeante pour ce qu’avait pu en constater Vasseur en si peu de temps, mais avant tout un flic compétent et affûté. Fonceur, bouillonnant, il avait le mérite de ne pas faire passer sa carrière avant ses convictions.
— Je pars tout de suite, monsieur, affirma Vasseur en étouffant sa déconvenue.
— Bien, et ne traînez pas.
Vasseur coupa la communication et son regard croisa celui de son épouse qui lançait des éclairs de reproche.
— Où que l’on soit, rien ne change. Tu m’avais affirmé qu’en venant ici ce serait différent.
— Je sais, ma chérie, mais il s’agit d’un cas particulier et le procureur a requis l’intervention de ma brigade. Je ne peux pas faire autrement.
— Tu devrais mieux travailler ton baratin. J’entends cette rengaine depuis plus de dix ans et ça commence à devenir lassant.
Pénélope soupira lentement. L’euphorie d’une agréable excursion avait fait place à la déception. Une fois de plus, les servitudes de son métier de flic apportaient leur lot d’amertume. Le poids de la solitude, mêlé à un sentiment d’exclusion persistant, dépouillait sa résignation d’épouse conciliante.
Le désenchantement fit germer en elle des pensées furtives et déraisonnables. Elle tourna dans sa tête une petite vengeance perfide dont seules les femmes possèdent le secret, et durant un bref instant, elle songea que prendre un amant serait salutaire. À trente-six ans, elle se savait encore désirable. Bien que de petite taille, son corps était agréablement proportionné, avec des hanches provocantes, des seins hauts et fermes, et des jambes fines et galbées. Une soyeuse chevelure brune ondulait sur ses épaules, encadrant un visage aux plis volontaires, et ses longs cils tonifiaient un regard profond aux yeux cobalt.
Elle s’affranchit confusément de cette fantaisie loufoque et sa lucidité radia aussitôt cette idée saugrenue.
Si Marc venait à l’apprendre, Dieu seul saurait quelle serait sa réaction. Et quand on vit avec un homme qui porte en permanence un pistolet à la ceinture, mieux vaut ne pas provoquer le destin.
Elle connaissait son caractère possessif et jaloux, et ne tenait pas à en tester les limites.
« Tu es en train de t’égarer, ma pauvre fille, se dit-elle. Reprends-toi ».
Dès leur première rencontre, lors d’une soirée chez des amis communs, elle avait été envoûtée par le beau brun ténébreux qui la charmait sans détour. Sa profession de policier, qui incarnait à ses yeux l’aventure et le mystère, fut un atout supplémentaire qui la fit très vite succomber.
Mais peu après leur mariage, elle déchanta très vite. Les perpétuelles absences de son époux étaient difficiles à supporter et il en résultait une continuelle empoignade où elle lui reprochait invariablement d’être délaissée. À cela s’ajoutait la constante inquiétude associée aux risques de sa profession.
C’est dans le but de donner un nouvel élan à son couple que Vasseur avait demandé sa mutation en province. Et quand une opportunité se présenta pour Grenoble, il l’accepta sans rechigner.
Pénélope avait accueilli la nouvelle avec enthousiasme. La vie d’un policier en province était moins contraignante qu’à Paris, particulièrement au quai des Orfèvres. Mais le revers de la médaille était que la carrière du commandant allait immanquablement connaître un sérieux coup de frein. Ses états de service au sein de la brigade criminelle le destinaient pourtant à une carrière prometteuse, mais c’était sans regret qu’il avait choisi cette voie.
— Excuse-moi, je dois y aller. Mais je te promets de me rattraper très vite.
— T’as intérêt, gronda-t-elle en guise d’ultimatum.
— Promis, juré !
Vasseur récupéra son arme de service entreposée au fond d’un tiroir sécurisé et enfila en hâte son blouson de cuir noir. Il agrippa au passage son trousseau de clefs et fila prestement vers sa Golf TSI qui stationnait devant la petite maison de location que Pénélope leur avait dégotée. Cinq pièces situées dans un lotissement agréable niché au pied de la montagne, avec d’un côté une vue sans égale sur les stations de ski alpin, et de l’autre le grand pic de Belledonne érigé en dominateur.
Il ouvrait sa portière quand un bip lui annonça l’arrivée d’un message sur son portable. D’un rapide coup d’œil, il nota l’adresse et l’enregistra sur son GPS.