Premier Chapitre
C’est l’histoire d’une fille qui est toujours au mauvais endroit. Enfin peut être juste au bon endroit, mais ça on ne le sait pas encore, il y a juste qu’à première vue, c’est « jamais de chance » !Pourtant cette fille n’a rien d’extraordinaire, rien qui pourrait attirer le sort exceptionnel de la poisse. Elle n’est ni grande, blonde, sculpturale et richissime. Ni minuscule, affreuse ou rachitique et ne fait pas la manche. Juste une jeune femme française tout ce qu’il y a de plus normal, bon un peu jolie tout de même.
Mais si… si et encore si, que le moment soit important, ou la situation anodine, le gadin, la tache, le mot de trop ou qui manque… tous ces désagréments et bien d’autres, ne sont jamais loin.
Il y a les escaliers jour d’entrée à la fac, qui m’ont offert un splendide plongeon, la petite voiture lave-crotte, qui a réimprimé mon tee-shirt immaculé, les escalators fans de mes bas de jeans, l’oiseau champion de tir qui défèque juste sur mes deux boules de glace artisanale avant même que j’aie pu y goûter, les toboggans aquatiques arracheurs de bikini, la musique qui s’arrête juste quand vous hurlez à votre voisine que le DJ est à chier ou que le garçon en face est à tomber… Et c’est comme ça tout le temps.
Il n’y a pas de quoi se plaindre, rien de mortel. À part quelques plâtres, beaucoup de bleus, des fous rires aux alentours, et une solide réputation de miss catastrophe, on ne se porte pas si mal que ça !
Cette fille c’est moi. Ava, en l’hommage à la célèbre artiste avec qui je ne tiens en aucun cas la comparaison. Mais merci maman et papa, je n’ai pas eu à souffrir d’homonymie intempestive. Bien des jeux de mots, mais peu importe votre nom on en trouvera…
J’ai 24 ans, brune, plutôt petite, pas fine, à peine ronde. Un bon boulot où il y a les super-copines, mais pas celui que je rêvais de faire.
Mes amis ne pourraient d’ailleurs pas définir en quoi je suis utile à l’entreprise pour laquelle je travaille, bien que j’occupe ce poste depuis bientôt quatre ans. Alors pour incarner la carriériste fière de son statut, qui intime le respect à ses homologues, même masculins, il faudra repasser.
Je ne possède pas non plus d’attique de luxe avec vu sur monument, ni de duplex dans un quartier chic. Je rachète petit à petit à mes parents un coquet studio de cinquante et quelques mètres carrés. Il nous a fallu pas moins de six mois de recherche afin de me dénicher ce petit nid douillet. En effet, ce qui convient à quelqu’un de « normal », peut au quotidien s’avérer catastrophique pour moi. Pour exemple, une marche intermédiaire entre deux pièces est rédhibitoire, le nombre de chutes qu’elle m’occasionnerait, est bien trop important. Cela explique pourquoi mon appartement conviendrait tout autant à une personne âgée ; baignoire encastrée, douche de plain-pied, coins de meubles ronds, encadrements de porte larges… C’est mon refuge, les accidents y sont rares, et j’aime m’y retrouver, même seule. J’ai choisi des couleurs sobres, agrémentées de tableaux de Farel, dont j’aime la douceur et la sensualité. J’ai peu de plantes vertes, les seules qui ont résisté, sont increvables ! Je les aime mais je les oublie. C’est ça d’être tête en l’air. Peu de bibelots car énormément de casse. Au moins, mes amis ne manquent pas d’idées lorsque vient mon anniversaire.
La seule et unique once de talent que je possède est paradoxale à mon principal handicap. La danse. Je ne prétends pas y exceller, mais c’est instinctif. Quand la musique m’emporte, je ne pense plus à rien, des mouvements fluides et précis me viennent naturellement.
Petite la fièvre m’a été donnée par mes parents, danseurs émérites. Toujours un fond musical à la maison, peut-être motivé par le fait que si je me mouvais en dansant je ne tombais pas à tout bout de champ. Moderne jazz, contemporaine, danses de salon, je me suis essayée à tous les styles.
Mon frère, Paul d’un an mon cadet était un talentueux partenaire, du moins autant que peut l’être un enfant de 6 ans. Il était déjà aussi grand que moi, malgré nos dix-huit mois d’écart. Nous avons eu plusieurs succès lors de compétitions locales. Si je brillais sur la piste, il n’était pas rare que mes arrivées ou sorties de podiums soient rocambolesques. On fêtait ensuite autour d’une glace, après un détour à l’hôpital pour me plâtrer bras ou cheville.
Ah si je pouvais danser sans cesse…
Les danses de couple sont ma prédilection, la complicité qu’elles créent avec le partenaire, me fascine.
Les danses latines ; salsa portoricaine, bachata et merengue, sont mon péché mignon. Leur sensualité, alliée à leur chaleur et aux rythmes entraînants, j’en suis folle. Si votre cavalier est naturellement à l’aise, c’est un délice qui peut vous porter très haut dans les octaves du plaisir.
J’aime sortir danser, tout oublier et passer de bons moments dépaysants selon l’ambiance choisie, avec mes amies.
Ces amies, qui sont-elles ? Celles qui sont toujours là, quoi qu’il m’arrive.
Au quotidien, ma collègue de bureau Adeline. Femme éblouissante. Tout début de quarantaine, grande (enfin plus que moi !), fine, brune, coupe courte énergique, les yeux d’un bleu intense et le sourire rivé sur ses lèvres. C’est une véritable pile électrique, toujours joyeuse. Elle ne manque pas d’imagination pour faire les pires farces, ni de franc-parler. Avec elle, ou ça passe ou ça casse. Si, lorsqu’on m’a annoncé son arrivée dans ce qui est aujourd’hui notre antre, j’ai eu quelques doutes sur la possibilité d’une entente quotidienne, sur la durée, l’adoption fut entière. Nous avons trouvé nos marques dans notre complémentarité. Elle est exubérante et franche, quand je suis timide et silencieuse. Elle est toujours de bons conseils et je sais la temporiser, l’apaiser. On se dit tout ou presque. Il arrive qu’on s’appelle encore le soir pour le plaisir. Repas, sorties, toiles, ciné, balades… occupent nos week-ends en célibataires. C’est une relation respectueuse qui m’apporte beaucoup.
Sa fille Ilona, 18 ans, tout juste bachelière, est partie le temps d’une année scolaire, étudier à l’UCLA, prestigieuse université de Los Angeles. Elle ressemble en tout point à sa maman et a su utiliser sa force de caractère dans une débordante envie de savoir. C’est une excellente étudiante promise à un avenir brillant. Leur séparation a été douloureuse, mais il n’y a pas un jour sans mail ou conversation vidéo. Et depuis Adé s’efforce de profiter d’une seconde jeunesse emplie de libertés. Elle s’autorise des amourettes, sur lesquelles elle garde une poigne de fer. N’est pas né celui qui saura profiter d’elle ! Je l’admire tellement. Si je devais choisir un modèle d’épanouissement et d’affirmation de soi, c’est sans hésiter elle que je choisirais.
Il y a aussi Nicky, une amie de longue date, rencontrée lors d’un échange scolaire de lycée.
Nicoll et moi nous sommes adorées au premier regard. Elle est si jolie avec ses cheveux blonds et ses yeux clairs. J’ai immédiatement été sous son charme. La courte semaine où elle a partagé ma chambre a été merveilleuse. Nous avions les mêmes goûts, les mêmes envies. Il n’y avait pas de barrière, hormis celle de la langue que nous contournions aisément. Avoir été élevées sur des continents différents, était au contraire un atout qui stimulait nos curiosités naturelles. On se découvrit des valeurs familiales communes. Si elle n’est pas ma sœur, elle fait partie de ma famille, une sorte de cousine. Nous avons pleuré toutes les larmes de nos corps d’adolescentes lorsqu’il a fallu se séparer. Il y eut le voyage en retour où je fus accueillie de manière adorable dans sa famille. J’eus même l’honneur d’y fêter mes dix-sept printemps. Avec gâteau maison et petits présents. Journée forte en émotions même loin de la maison.
Nous n’avons par la suite jamais cessé de nous rendre visite. J’ai évidemment adoré L. A., le soleil, la mer, les sorties, les spectacles… J’ai eu la chance de découvrir Vancouver où sa famille possède un charmant chalet au bord de l’eau.
Elle est aujourd’hui professeur universitaire de littérature française. Comme elle dit souvent, si on tombe amoureuse de la France, c’est pour toujours.
Les hommes ? À 24 ans j’en suis encore à rêver d’un homme qui n’est pas pour moi… Vous savez, l’apollon sûr de lui, au sourire ravageur qui vous fait fondre, celui qui a eu tous ses diplômes les mains dans les poches. Il séduit chaque semaine une nouvelle créature de rêve. Oui il sait qui vous êtes, pas parce que vous lui plaisez mais parce qu’il est souvent là quand vous vous lancez à l’assaut du plancher ! Il vous sourit ? Oui, les rares fois où il a besoin d’un petit service que vous ne devriez pas lui rendre. Bref il sait ! J’en pince pour lui. Quatre longues années à espérer une invitation, un tête-à-tête, qui n’est pas venu et ne viendra pas, à moins que…
Je ne vais pas faire la sainte-nitouche, j’ai connu l’amour et le sexe, au lycée. Passionnel et déchirant comme tous les amours de jeunesse. La passion laisse des traces, on ne se croise qu’occasionnellement, mais c’est à chaque fois comme si l’on s’était vu la veille.
Pas plus les pieds sur terre, je suis éternellement fidèle à mon idole d’adolescence ; le merveilleux Tim Craig. Si j’ai abandonné les tapisseries de posters, je me console avec des fonds d’écran dénichés sur internet ; photographies de mannequinat antérieures à sa carrière cinématographiques, ou portraits actuels. Il me donne le sourire même les jours de pluie…
Cette année, poussée par un printemps particulièrement doux et ensoleillé, je me suis prise à rêver d’évolution, de changements, de bonheur et de plénitude, alors lorsque j’ai entendu, « un, deux, trois, allez souffle tes bougies et fait un vœu », j’ai souhaité de toutes mes forces ; cette année je veux que tout soit différent.
Je médite les yeux fermés, sous les applaudissements de mes proches présents, toutes les perspectives prometteuses que ce vœu réaliserait. ̶ Rire général ̶ Merci frangin de m’avoir aidé à souffler les bougies de mon grand âge. Ma nouvelle Robe ! Parsemée par la cire liquéfiée des bougies restées trop longtemps allumées….
Arrête de rêver, rien n’a changé et rien ne changera.
Ce qu’il y a de bien, c’est qu’avec l’habitude, j’ai un sens de l’humour à toute épreuve, et le moins qu’on puisse dire c’est que je ne me prends pas au sérieux.
Ce matin encore j’enfile quelque chose qui me rend présentable, ben oui pour aller au boulot et croiser Luc, c’est le minimum.
Bien sûr que comme tous les matins Adé, me titillera sur l’effort constant que je continue à déployer... en vain. Oui elle peut se moquer, c’est une femme superbe et sûre d’elle, plaire à Luc ou à ce genre d’homme est le dernier de ses soucis. Elle se suffit à elle-même, choisit à qui elle s’offre et surtout pour combien de temps.
D’ailleurs si le week-end promet d’être chargé en sorties féminines, c’est justement parce qu’elle est lassée de son prétendant actuel et souhaite « lui rendre sa liberté ».
Entre deux dossiers nous débattons ardemment du lieu que nous fréquenterions ce samedi, je plaide pour une ambiance latine, elle pour une année 80’. Elle essaie de me soudoyer à l’aide d’un délicieux café, elle sait que de toute manière je finirai par la suivre…
« Salut les filles » lance Luc en surgissant dans le bureau tel une tornade. Le tressaillement que sa voix anime en moi, additionné à la surprise de ne pas l’avoir vu arriver, déclenchent un mouvement réflexe de ma part. Le café que je n’ai pas eu le plaisir de goûter est déjà renversé sur mon clavier. C’est la panique totale pour éponger avant qu’il ne rende l’âme ! Heureusement je ne sucre plus mes cafés sinon il n’y aurait pas eu d’échappatoire. J’aurais eu une nouvelle fois le droit de me rendre au service logistique afin de solliciter un énième nouveau clavier.
Pour pallier à cela, un rouleau d’essuie-tout occupe une grande place dans mon tiroir de bureau « secours », entre pansements, désinfectant, aiguille stérilisée, épingle à nourrice, set de couture, papier toilette, protections hygiéniques et j’en passe… Et oui il faut savoir être prévoyante !
Luc est comme à son habitude écroulé de rire, et me laissant à mes finitions, il me tourne le dos afin de mieux déployer son charme sur Adé. Elle se laisse volontiers courtiser, avant d’accepter le service qu’il sollicite. Je ne peux m’empêcher d’observer presque jalousement leur petit jeu à travers le rideau de mes cheveux. Adressant son ravissant sourire d’homme ayant eu ce qu’il souhaitait à Adé, il s’en va sans même un regard pour moi. Je crois bien entendre un petit rire et apercevoir un léger tressautement d’épaules mais je n’en suis pas sûre.
Je me relève rouge de honte ou de colère, je ne le sais pas moi-même. Son attitude m’exaspère. Surtout quand je pense que cette nuit encore j’ai fait un de ces rêves mielleux de midinette amourachée, où il tenait comme à son habitude le rôle principal. Cette fois-ci, course folle dans un champ en fleur avant qu’il ne me renverse et m’embrasse tendrement. Je sais qu’on ne contrôle pas ses rêves, mais je ne veux plus rêver de lui, je ne veux plus arrêter de vivre en attendant ses faveurs.
C’est le discours qu’Adé me tient à chaque fois qu’elle aperçoit mon regard triste ou me sent mal dans ma peau, comme en ce moment.
Je sais qu’elle a raison et j’ai envie de vaincre mon addiction pour lui. Mais rien n’y fait, aucun autre homme n’a d’attrait à mes yeux. Si elle ne peut me comprendre, c’est qu’elle ne sait pas tout. Je n’ose pas lui parler de l’événement qui a déclenché ce cataclysme. Peut-être de peur qu’elle se moque de moi, ce n’est pas à elle qu’il aurait pu jouer ce genre de tour.