Premier Chapitre
PROLOGUEEDO – 1867
— Ahiyy !
Entendant le Kiaï près de moi, je me retourne au moment où le casque du guerrier mystérieux tombe, projeté par un coup de katana de l’ennemi. A cet instant, je le vois, ses cheveux très long échappés de leur carcan. Ils semblent danser au rythme des coups de sabre que le combattant assène à son dernier adversaire.
C’est une apparition céleste sur ce champ de bataille où s’amoncellent cadavres et membres tranchés. Au milieu d’une rivière rougeâtre, il saute, sursaute, esquive sans répit, bondit dans les airs. On dirait qu’il a des ailes. Il accompagne chaque mouvement de son arme, dans un ballet séculaire, virevoltant dessus, dessous la lame du samouraï adverse. Il continue jusqu’à la mort de sa victime qu’il frappe par un coup de grâce en plein cœur.
Après avoir jeté un œil rapide autour de lui, pour s’assurer qu’il ne reste plus de combattant, il plie genou à terre, baissant la tête en signe de respect, faisant ainsi tomber sa chevelure en cascade jusqu’au sol ensanglanté. Lentement, il passe son pouce de long de la lame dans un geste précis et étudié. Avec tout autant de précision, il range ensuite l’arme, tranchant vers le haut, dans son fourreau de bois sculpté, accroché sur le côté de son armure.
Il se redresse, balançant ses cheveux en arrière. D’un mouvement souple, il les ramène et les attache avec une cordelette qu’il arrache à sa manche de cuir. Il ramasse son casque à quelques pas de lui. Il s’incline ensuite à nouveau, cérémonieusement et salut les dépouilles des valeureux guerriers qu’il vient de tuer. J’ai rarement vu un samouraï aussi appliqué et minutieux. Je me réjouis de le savoir dans mon camp car s’eut été dommage de devoir tuer un aussi bon soldat.
A cet instant, il relève le menton et nos regards se croisent…
Tout commence dans cette fraction de temps, tout est écrit dans cette seconde. Attachés instantanément par le fil rouge de la vie, nous nous retrouvons après des siècles de séparation. Nous nous sommes reconnus et plus rien ne pourra nous séparer. Moi, le samouraï du Shogun, je suis happé pour l’éternité par l’âme de la guerrière.
Entrainé depuis l’enfance à ne rien ressentir, ne pas avoir peur, sans attachement si ce n’est celui à mon maître, je sens mes entrailles bouillonner et se déchirer dans un sentiment totalement inconnu, obscur, inexplicable et inattendu. Pour la première fois de ma vie de combattant, j’ai peur, effrayé de cette sensation nouvelle et mystérieuse. Je me retrouve soudain fiévreux et frigorifié, abêtit et invincible, à la fois.
En même temps, je comprends mieux cette impression bizarre qui ne me quitte pas depuis le matin quand le Général est apparu avec à ses côtés, cet étrange et énigmatique guerrier, en armure rouge et or. A travers son masque effroyable de dragon, nos regards s’étaient brièvement croisés, avant qu’il ne baisse vivement les yeux devant une remontrance du Maître.
Sans que j’aie pu m’approcher, le Shogun arrive avec le reste de la troupe. Il me salut et me félicite avant de se tourner vers la jeune fille et faire de même. Il lui ordonne de remettre son casque. Ce qu’elle fait immédiatement, en omettant toutefois le masque. Ensuite, il demande à ses sbires de décapiter les cadavres, si ce n’est déjà fait et de ramener les têtes pour l’Empereur. D’autres sous-fifres sont chargés de creuser une fausse commune pour enterrer le reste des corps.
Après avoir faire disparaitre le charnier, nous partons en direction du palais, où sa majesté attend des nouvelles de la bataille. En tête, derrière le Shogun et aux côtés de la guerrière, je jubile de satisfaction et de fierté, mais je n’en montre rien : devoir de samouraï ! Elle a désormais le visage à l’air libre, le menton baissé, le regard fuyant. Discrètement, je jette un coup d’œil vers elle. Elle est d’une beauté éclatante et sans égale. Je m’y connais et ma réputation de coureur invétéré n’est plus à faire !
Les yobidashis de Yoshiwara, le quartier des plaisirs d’Edo ne s’en plaignent pas et me connaissent toutes ! Les dames à venir me font déjà rêver…. Enfin jusqu’au moment où j’ai découvert les yeux de ma voisine de voyage. Car depuis cet instant, j’en ai oublié toutes les autres. Je ne sais même plus le visage qu’elles ont ainsi que celui de ma favorite.
Je refreine mon envie de la regarder de peur de la mettre mal à l’aise. Les autres soldats n’ont apparemment pas deviné le subterfuge. Ce qui me fait d’autant sourire et me satisfait pleinement. Elle est à moi seul pour un petit temps encore.
Remarquant mon geste, elle sourit subrepticement avant de redresser la tête à l’appel de ce qui semble être son nom, par notre commandant.
— Yoko ! Kochira ni ki te kudasaï (viens ici) !
Yoko, enfant du soleil ! Ciel, tout un programme. Elle est désormais l’astre de mes jours.
Un cavalier s’approche de moi : Yasahiro, mon meilleur ami, mon frère d’arme… jusqu’à là ! Il a un grand sourire ironique et suffisant sur ses lèvres fines prédisant d’une attaque verbale imminente. Il me frappe dans le dos, manquant de me faire tomber de cheval, de surprise.
— Alors, Ani ! Les yobidashis ne sont plus à ton goût ? Tu préfères les dansei ?! me demande-t-il.
— De quoi tu parles ? je lui dis.
— Tu es sérieux ? Je te connais depuis toujours Takeshi, mieux que toi-même, Yujin ! Et depuis ce matin, tu ne la quitte pas des yeux …
Il fait un signe vers la cavalière. De surprise, je me tourne brusquement vers lui :
— Tu sais ?!
— Quoi ? demande-t-il, amusé.
— Yasahiro ! dis-je, perdant patience, mais je me contiens ne voulant pas attirer l’attention des autres soldats ou du Chef.
— Que c’est une fille ? s’esclaffe-t-il. Bien sûr !
— Comment ?
— Je connais Yoko depuis toujours aussi. Je ne l’avais pas vu depuis ma dernière visite chez mes parents, il y trois ans.
— Oh ! C’est une amie de la famille ?
— Yoko a grandi avec Suki et l’impératrice, ajoute-t-il.
— Je comprends mieux !
— C’est ma mère qui l’a élevée à la mort de la sienne et qui a surveillé l’éducation des princesses.
— Princesse ? j’interroge, intrigué par le terme.
— Sa mère était une cousine de l’empereur Komeï, m’informe-t-il.
— Oh !
— Mon père, lui, s’est chargé de son éducation militaire. Comme tu as pu le constater, la réussite est totale ! s’énorgueillit-il.
— Effectivement ! dis-je, admiratif.
— Et son père a décidé de l’intégrer dans la troupe de l’Empereur, en attendant, ajoute mon ami. Ou tout au moins, Yoko a négocié son enrôlement pour une année.
— En attendant quoi ? je demande, surpris.
— Son mariage… me dit-il, un peu gêné.
— Oh…. Avec qui ? je murmure, accusant le coup.
— Yasuo Yukimori ! s’exclame Yasahiro.
— Tu plaisantes ! C’est un gamin ! il a à peine dix ans…
— Mais il est promis à un bel avenir et sa famille a beaucoup d’argent. Il a besoin d’une femme de tête qui dirige ses troupes et tienne sa maison, en attendant qu’il soit plus mûr.
— Ridicule ! je rumine, soudain énervé.
— Takeshi, un conseil… Ne t’approche pas d’elle ! insiste mon ami.
— Pourquoi ? Tu crois que j’ai peur d’un gamin de dix ans ? je dis en souriant, narquois et sûr de moi.
— Pas du gosse… du père de Yoko ! souffle-t-il.
— C’est qui ?
— Yoshinobu Takugawa, le shogun, en personne ! laisse-t-il tomber, dans un murmure.
— Bon sens ! dis-je, les dents serrées, en jetant un œil sur notre supérieur.
— Pose les yeux sur elle et c’est la mort assurée, Yujin !
Je regarde la jeune fille, mes entrailles déchirées par l’avertissement et les révélations de mon ami :
— Alors je mourrais, mon frère.