Premier Chapitre
1J’avais le trac, je venais d’appuyer sur la touche « envoyer » et le début de mon manuscrit était déjà dans le fil de messagerie de mes deux meilleures amies Charlotte et Pauline.
Perturbée par mes aventures désastreuses ou insipides via les applis de rencontres, j’avais d’abord créé un blog où de jeunes trentenaires échangeaient sur leurs fiascos amoureux. Très visité, c’était un concentré des difficultés des jeunes femmes de ma génération à concrétiser une relation stable en surfant sur les sites de rencontres. Où était passé le romantisme et l’amour sentimental et passionné ?
Ce constat avait calmé un peu mes complexes de ne sans doute pas correspondre à la fille parfaite. Je n’étais pas la seule mais j’éprouvais le besoin d’écrire pour disséquer mon comportement relationnel et faire évoluer mon apprentissage sentimental.
Pourtant j’étais très loin de cette phase, étant un paradoxal mélange d’esprit d’indépendance et de cœur d’artichaut ! J’étais une fille sentimentale invétérée et mes inclinaisons romantiques me faisaient croire à des commencements de passions qui n’étaient que des mirages. En un mot, j’allais de déception amoureuse en déception amoureuse mais je m’accrochais
J’avais griffonné des tonnes de feuillets sur mes déboires en une sorte d’introspection pénible puis, j’avais dérivé vers de multiples versions (certaines inachevées) où mon personnage de romance prenait une dimension scénique et ébouriffante. C’est dire si je passais d’un extrême à l’autre !
En réaction à ces échecs, j’avais, en effet, inventé un doudou magique, ou plutôt une super- héroïne, qui réussissait dans tous les domaines et pour qui l’amour n’était qu’un embarras du choix passionnel entre plusieurs partenaires renversants. En un mot, c’était mon double fantasmé qui s’appelait aussi Carole… Je mettais le doigt sur le fossé entre ce que les filles vivent dans la réalité et ce qu’elles voudraient vivre amoureusement et mon récit se corsait de romantisme et de folle passion.
Cette première ébauche, qui voyageait vers mes amies, reprenait tous les codes de la romance où mon héroïne fantasmée vivait des passions dans des univers cosmopolites et prodigieux. Toutes deux connaissaient mon imagination illimitée pour fuir la réalité mais, ce récit un peu trop échevelé bien que convenu, allait-il leur plaire ?
En relisant cette version, j’eus l’impression fugitive que mon double vampirisait mes véritables aspirations amoureuses. Si je voulais que mon éducation sentimentale progresse, il me faudrait me débarrasser de tous ces personnages de fiction dont le « Prince charmant » ou le « bad boy » exaspérants qui parasitaient mon esprit depuis … Eh bien, depuis que je me faisais des films sur l’Amour !
Ma propension à rêver ma vie retardait sans doute la transformation de ma conduite mais fantasmer est un des sels de l’amour, non ? Je revendiquai donc ce droit tout en projetant sérieusement de comprendre pourquoi j’allais si souvent dans le mur.
Malgré tous mes échecs, je ne perdais pas espoir de trouver un partenaire à ma mesure sans doute au moment où je ne m’y attendrai pas et dans des circonstances particulières.
Et quand l’évidence passionnelle nous frappera et que nous serons émerveillés l’un par l’autre, je pourrai enfin vivre la romance de ma vie, mais je vais trop vite, et mon manuscrit va vous raconter toutes les péripéties et les obstacles de mon éducation sentimentale précédant « notre rencontre ».
Mon manuscrit
1 - Film californien
« Au départ de Los Angeles, Vivian, mon agente littéraire américaine, s’était tapée des bouchons monstrueux pour longer la côte californienne et nous avait montré, au loin, la fin de la route mythique 66 qui traverse les Etats Unies d’est en ouest, de Chicago à Santa Monica. En désignant ce parcours de légende j’avais proposé :
« Si on taillait la route ? » avec une forte envie de tout envoyer valser, d’oublier la fichue promo de mon roman et de laisser de côté mes amours chaotiques. Abruties par le capharnaüm, les images de plages bondées, d’océan squatté par les surfeurs, la marée des voitures et abattues par le soleil violent, mes meilleures amies, Pauline et Charlotte, ne se donnèrent même pas la peine de répondre, à part Vivian, sévère et droite comme un I à son volant :
« C’est quoi ton plan Carole ? Je te rappelle que tu es là pour faire le job, l’idée étant que les Américaines s’arrachent ton bouquin. Tu décampes après ton coup de foudre avec le beau Winsley Mc Elroy (elle appuyait exprès sur le Mac, ce qui avait le don d'agacer Carole) et maintenant tu nous saoules avec tes regrets… « T’en es raide dingue et la minute d’après ce Winsley n’est qu’un baratineur. Tu le dis toi-même, il est avec une autre et c’est mort ».
Son énumération de ma situation avec ce type canon mais relou était loin d’être fausse mais devenait pesante. D’autant plus que je ne l’avais pas revu depuis notre rencontre explosive.
Tout en faisant ce bilan, digne d’une scène de crime, elle accomplit l’exploit de trouver une place, grande comme une boîte à chaussure, au bord de la plage.
Je baillai ostensiblement devant son discours moralisateur et objectai :
— Tu me préviendras quand l’intrigue commencera…
Vivian enfonça le clou
— Tu ne peux pas toujours te comporter en sale gamine, grandis un peu !
— Leur big bang amoureux me fait fondre, me défendit Charlotte toujours romantique.
Elle enfonça le clou :
— T’as rien compris Vivian c’est sa passion si singulière qui rendra sa promo captivante
— Oui, lâche l’affaire, Vivian elle en est raide dingue, insista Pauline.
Mouchée, je n’avais rien répondu alarmée par la justesse de leurs paroles, je n’avais aucune envie de me jeter à l’eau sauf dans les vagues très salées et chaudes du Pacifique où nous nous étions enfin baignées.
La chaleur du sable chaud de la plage chassa mes pensées moroses tandis que je m’affalai sur ma serviette. Soudain, tout mon corps et mon esprit s’enflammèrent quand je sentis une main chaude, experte et douce, me caresser le ventre avec de la crème à bronzer, je crus un instant à un geste entre filles puis, une autre main appuya sur le bras que je tenais replié sur mes yeux, en un geste d’abandon, et mon cœur s’accéléra.
Aucun mot pour me renseigner _ mais tout mon être marabouté frissonna, reconnaissant le délice de ses caresses. Car, sans conteste, il connaissait mes points névralgiques _ mon bras faisant comme un bandeau sur mes yeux, et bientôt, ses lèvres m’effleuraient le cou, les épaules, le creux des seins pendant que ses mains s’aventuraient sur mes jambes et remontaient vers la douceur des flancs. Un moment, il me retourna et je sentis son souffle sur mon dos, qu’il caressa, et ses mains qui enserraient ma taille prêt à prendre possession de tout mon être.
Chauffée à blanc par cette expérience insolite, il me retourna à nouveau me prit le visage entre ses mains et commença à me frôler les lèvres de très légers baisers, qui devinrent un peu plus précis et haletants, et sa bouche impatiente gémit pendant qu’il imprimait ses lèvres chéries sur les miennes et que sa langue entrouvrait ma bouche et s’emparait de moi. Conquise, je l’entourai enfin de mes bras et le pressai encore plus contre moi en lui prenant la nuque et, ouvrant enfin les yeux, je devinai Wins dans le soleil qui faisait briller ses yeux noirs en amande et déclinait son séduisant visage à contre-jour :
— Mon amour, je n’ai jamais été aussi en manque, je suis fou de toi, je veux vivre avec toi, tu me hantes Carole, déclara-t-il enfin. Mes souvenirs en rajoutent sans doute mais ses paroles pleines de feu annihilèrent sur l’instant mes redoutables résistances inconscientes.
Il m’avait mis le cœur à nu et mon corps tremblait du désir de lui appartenir à nouveau hypnotisée par ses lèvres bien dessinées, qui me fascinaient, j’avais répondu :
— Wins, mon amour, je suis folle de toi, tout en caressant sa chevelure noire et frisée.
Pourtant, incorrigible, j’évitai de répondre à son désir de vivre avec lui. Tout de même très curieuse je le sondai :
— Mais comment tu m’as trouvée ? Et les filles, elles sont où ? »
— Elles ont manigancé un RDV d’enfer, pour monter un bobard tu peux leur faire confiance !
— Question scénario, elles sont les reines ! Et elles vont revenir ?
«Don’t be afraid, honey !», j’ai prévu un voyage en amoureux et personne ne tiendra la chandelle.
Très effrayée par la perspective de me retrouver seule à seul avec lui pendant une longue période, j’émis quelques réserves :
— Mais je suis en plein promo de mon livre et…
Mon portable, qui vibra, m’empêcha de plomber ces moments magiques par la froide argumentation de mon cerveau qui voulait se sortir de ce que j’estimais être un mauvais pas. Dans quel guet-apens mes amies m’avaient-elles fait tomber ? Trop délicieux, sentimental et excitant, mais carrément paniquant, pour quelqu’un qui aime maitriser les choses et avoir toutes les cartes en main. Je lus : «Pauline» mais son SMS enterra tout espoir de pipoter quelque fable : « Eclate-toi bien ! Je fixai incrédule les petits cœurs _ pourquoi pas des petits chatons ? Je les adore mais je n’avais pas envie de guimauve _ et je me révoltai. Winsley, qui commençait à connaître mon fonctionnement et voyait le trac envahir mes yeux (gris bleu), me rassura :
— Je t’enlève, c’est vrai, dans mon cabriolet (blanc) mais n’ai pas peur, arrête de carburer pour élaborer je ne sais quel projet de fuite. Tu sais, mon amour, avait-il insisté avec ironie, derrière les princes charmants il y a des baratineurs, qui veulent arriver à leurs fins, et j’ai vraiment envie de te déguster alors j’ai peut-être exagéré mes déclarations d’amour. Nous ne sommes pas engagés Carole, nous allons juste vivre ensemble un trip amoureux, et il m’avait à nouveau donné un baiser de braise tout en soulevant mes longs cheveux (noirs)…
Le bip d’un SMS déboula simultanément sur nos portables et stoppa nos désirs exacerbés. « Vivian », car c’était elle, plomba l’ambiance avec une énorme émoticône, les dents serrés et les sourcils froncés (elle n’était manifestement pas du complot ourdi par Pauline et Charlotte). Une pièce jointe sans commentaire rappelait les villes et les dates des interviews qui m’attendaient.
Nullement douché par ce SMS au vitriol, Wins, me prit le visage, caressant mes lèvres tout en s’emparant de mon regard dans l’attente d’une réponse. Un peu déconcertée _et vexée_ par son discours nettement moins enflammé, j’avais répondu avec précipitation et, pour la première fois avec lui, j’avais lâché prise :
— Et la suite du programme ? » Je questionnai, pendant que je l’attirais à moi, en m’accrochant à sa nuque, pour échanger un baiser renversant, nous n’étions pas loin d’Hollywood mais ce n’était pas du cinéma ! »
Ma vraie vie
Mes deux amies, Charlotte et Pauline, m’entouraient pendant que je leur lisais le cœur battant les premières pages de mon roman « Education sentimentale 3.0 ». J’attendais leur avis avec impatience, personne ne l’ayant lu jusque-là.
Je levai la tête pour observer leurs réactions. Elles avaient l’air interloquées et loin d’être aussi enthousiastes que je ne l’avais espéré :
Charlotte en communicante pragmatique émit la première réserve :
— T’es sûre que c’est pas un peu « too much » pour une entrée en matière ? Tes lectrices ne vont pas y croire une seconde…
— Ouais, reprit Pauline en me fixant avec ses yeux pairs assez déconcertants, tu balances presque la fin de l’histoire, c’est comme si à un anniversaire tu présentais le gâteau en début de fête.
— Faut que je réfléchisse, vous me connaissez je m’emballe vite et mon imagination est ma pire ennemie, je répondis un peu ébranlée par leurs critiques.
— C’est trop parfait, ça pue le happy end à plein nez, poursuivit Charlotte d’une voix douce extrêmement trompeuse quand on la connaissait. On croirait une carte postale d’un bonheur artificiel…La romance c’est plus subtile et progressif…
Je me défendais devant leurs critiques, sans doute constructives, mais qui pulvérisaient le commencement de mon intrigue (et malmenaient mon égo) :
— Justement on se doute que tout ne va pas se dérouler comme prévu de manière idéale avec coup de foudre intense et demande en mariage futur …
— Ecoute, tes héroïnes et ton héros sont trop… Pauline hésitait et lâcha « invraisemblables »
— Oui, tu suis trop à la lettre les règles du romantisme, décoda Charlotte (que je trouvais impitoyable)…
Et puis un roman ça doit monter en puissance, là tu fais comme certains auteurs de roman policier, tu révèles trop de choses dès l’entrée…
— Depuis quand vous êtes devenues des critiques littéraires ? j’éclatai amère. Un livre c’est fait pour rêver et peu importe que les personnages soient hors norme, non ?
— Ils sont tout de suite trop beaux, déjà au sommet de leurs réussites, pétés de tunes, sans problèmes apparents, arrogants, on a envie de les secouer : « Eh, Carole et Winsley (D’ailleurs qu’est-ce- que c’est que ce prénom ?) et toute la bande d’amies vous êtes en carton-pâte ou quoi ? Animez-vous un peu, battez-vous pour vos ambitions, inventez votre vie amoureuse, prenez une dimension humaine et galérez, oui galérez, appuya Charlotte d’une voix un peu trop suraiguë…
On dirait des super-héros évoluant devant une toile géante qui représenterait un paysage paradisiaque, poursuivit-elle essoufflée par son speech enflammé.
— Eh ! On n’est pas dans « The Truman show », avec un homme ordinaire filmé à son insu depuis sa naissance dans un univers où les gens qu’il côtoie sont des comédiens, même sa femme et ses gosses… Mes personnages sont des romantiques qui ont la liberté que je leur donne, avais-je répondu de manière un peu théâtrale et sur la défensive.
Et ils sont attachants parce qu’ils sont justement extraordinaires, on n’est pas dans un roman de potiches, Mes héroïnes sont peut-être trop rapidement dans l’action et trop parfaites…
— Justement puisqu’il ne tient qu’à toi qu’ils se transforment, rend les plus vulnérables, déblatéra Pauline. Je sais que t’as envie de peindre ta vie en rose et que l’écriture t’aide à y voir clair mais…
— Oh arrête avec tes considérations de psy à deux balles, je ne te choisirai jamais comme hypnothérapeute, je lançai blessée par son analyse malheureusement assez juste.
Sans se démonter, elle continua intriguée :
— Tu as scanné nos vies, hein Carole ? toujours déconcertée et se demandant sans doute quel allait être son destin de fiction. Tu vas conserver nos prénoms ?
— Vos prénoms sans doute. A vous de voir si vous jouer le jeu, je répondis sans m’étendre
— Ça peut être la classe de faire partie de tes personnages, avait-elle commenté, enfin à condition de savoir à quelle sauce on va être croquées…
— Carole, tu joues avec nos nerfs, ajouta Charlotte. C’est quoi le thème exact de ton livre ?
— Nos désastreuses expériences sur les sites de rencontres… et du romantisme à gogo.
— Je crains le pire, nota Pauline
— D’après le prologue ça part comme une romance échevelée, Comment tu vas mixer tout ça ? questionna Charlotte
— L’un n’empêche pas l’autre…
Très optimiste de nature je sentais malgré tout que leurs critiques étaient plutôt constructives et justes. Je vous ferai lire une autre version car effectivement je crois que je suis « un peu » partie bille en tête…
— On te refera pas Carole, résuma Pauline en me prenant par le cou. En tout cas être prise comme personnage c’est intrigant mais perturbant, j’espère que notre côté « sombre » ne va pas trop ressortir Carole ? avait commenté Pauline. Balances-nous vite la suite !
Devant cette gentille menace de censure sur certains aspects de leurs personnages, je répondis :
— Je dois dire que vous faites figure d’anges par rapport à mon héroïne qui est comme moi un peu contradictoire…
— On demande à voir, conclut Charlotte et je me remis au travail coincée entre mes fantasmes, mon vécu et mes personnages qui suivant mes versions m’échappaient, dérapaient… Même s’ils n’étaient pas aussi vivants et aussi dociles dans ma tête pas question que je mette mon manuscrit dans un tiroir et que je les laisse dormir…
Un peu abattue par ces critiques que je jugeai a postériori assez fondées, je fis maintes et maintes autres tentatives pas vraiment convaincantes.. Du coup, je me lançai davantage dans l’aspect plus réaliste de ma situation amoureuse qui reflétait le vide et des mésaventures quelquefois humiliantes, souvent sans avenir. Je cherchai l’ »Amour » mais ma quête sur les réseaux sociaux n’était que galères sur galères.
Au fil des mots, le poids de ma solitude amoureuse se fit moins lourd persuadée que la découverte d’un trésor amoureux exigeait du temps, de la résilience et de l’optimisme. Et ça j’en avais à revendre !
J’écrivis toute une nuit croyant enfin toucher des filles romantiques comme moi qui rament en amour mais ne lâchent rien. J’envoyai le passage à lire à mes deux amies et n’y pensai plus jusqu’au soir.