Premier Chapitre
J'ai tout mon temps maintenant.La lettre dans la main, je peux enfin essayer de comprendre. Me projeter et revenir en arrière. Exactement, le samedi 20 mars. Imaginez, ce jour là, cette jeune femme seule, intriguée, s’avancer vers le type, le cœur léger, le pas hésitant. Vous y êtes ? Je peux même l'entendre parler et lui dire alors qu'elle se trouve à quelques mètres de lui :
– Eh, mais je vous connais, vous !
J'arrive aussi à comprendre l'homme affairé, la tête couverte et les mains gantées, que cette rencontre embarrasse. Disons qu'à cet instant précis, pour lui, ce n'est pas le moment. Il a d'autres projets que l'anonymat doit préserver. Quant à elle, elle n'en aurait probablement que faire de cette conversation en temps normal. Simplement, elle se pose là, évidente, comme une poussière anecdotique alimentée par l'ivresse.
– Non, non. Je crois que vous faites erreur, mademoiselle, répond l'individu pour le moment plus embarrassé qu’énervé.
– Oui, c'est certain. Je vous ai déjà vu quelque part, mais où ? Je ne sais plus. Attendez voir, ce ne serait pas...
– Écoutez, j'ai eu une journée difficile et je n'ai qu'une envie, m'enfermer dans ma chambre alors foutez moi la paix !
De la musique s'envole des murs lointains de l’hôtel champêtre choisi pour sa discrétion, à l'écart de l'autoroute pour Shreveport. Il est encore tôt et la soirée s'éternise pourtant avant le black-out. Mauvais timing. L'homme s'est trompé. Il aurait dû patienter davantage à l'aéroport, mais le voyage l'a fatigué plus que de coutume, sans doute le stress et l'angoisse. Aucune volonté donc de franchir les rives du Styx. La radio trop forte dans le taxi qui l'a mené au milieu de nulle part, lui a également peut-être offert une bonne migraine, mais c'est tout.
– Si, je sais ! s'exclame-t-elle.
Tout en marquant sa satisfaction, elle dégaine probablement son téléphone pour prendre le type en photo.
– Non, je vous en prie ! implore l'homme en avançant la main pour faire barrage à l'objectif.
– Si. Il faut que je l'envoie à ma mère. Allez ? Elle sera si heureuse, implore-t-elle, les yeux doux.
– Non, je vous dis ! Ne faites pas ça, ordonne-t-il finalement d'un ton péremptoire.
Il est probable que la jeune femme n'écoute pas. La soirée s’éternise. Elle a trop bu et cet échange ne devient pour elle qu'un jeu auquel l'homme doit consentir bien naturellement puisqu'il ne renvoie aucun mal. Le croit-elle. Elle ne peut donc pas s'imaginer les conséquences que cette image pourrait entraîner si d’aventure elle la partage. Pourtant, ce n'est pas faute d'insister.
– Allez ! Monsieur, ce n'est qu'une photo, l'encourage-t-elle
– Non ! Arrêtez ça.
L'homme, il faut bien le comprendre, n'est pas un meurtrier. Il est tenu, sur le moment, par un devoir de discrétion absolu auquel il ne peut déroger sous peine de finir en prison. Il s'aperçoit qu'il n'a pas le choix et cette prise de conscience inéluctable doit le troubler infiniment puisqu'elle le contraint à commettre l’irréparable.
– Une photo. Une photo. Une…
Je les entends presque, les derniers mots que la fille commence à crier avec joie au milieu du parking à peine illuminé par la clarté lunaire avant que ne s'abattent les coups de l'homme donnés avec une rage incontrôlable autant qu’effrayante. « Il est trop tard. » C'est probablement ce que peut se dire l'agresseur tandis qu'il voit le corps de la jeune femme s'effondrer, inanimé sur le bitume après un dernier choc porté avec plus d'aveuglement encore.
La scène a dû être rapide. La fille ne s'attendait sans doute pas à subir un tel déferlement de violence. Ce n'est pourtant pas à cet endroit qu'elle est morte. Je vous l'ai dit, l'homme n'est pas un assassin. Il faut, pour s'en rendre compte, lire la panique dans ses yeux une fois l'acte commis alors qu'il ramasse le téléphone portable de la jeune femme pour le mettre dans la poche de son manteau.
Je n'invente rien, je le connais.
Ensuite, ne sachant que faire, je pense qu'il a naturellement décidé de procéder d'une autre manière. C'est celle-ci qui a déterminé la suite des événements et l'histoire que maintenant je vais vous raconter.