Premier Chapitre
Le mois de juin de l’été 1840 était chaud. Londres étouffait. Elvira aurait aimé se prélasser à l’ombre et rêvasser, cependant Maureen, sa mère en avait décidé autrement. Elle avait réuni autour d’un thé quelques amies et voisines afin de planifier le bal qui annoncerait le début de la belle saison. Elvira écoutait d’une oreille distraite. Elle détestait ces soirées qui n’avaient qu’un seul but : trouver un mari aux jeunes filles en âge de se marier. Sa mère qui ne dérogeait pas à la règle se mettait en quête d’un bon parti pour sa fille unique. Dix-neuf ans, c’était jeune pour fonder une famille et pourtant, c’était le lot de chacune. Les possibilités de se divertir étaient rares. Il n’y avait que lors de ce genre d’événements que l’on pouvait côtoyer des jeunes gens de son milieu. Lords, comtes, vicomtes, ducs et autres pairs y étaient conviés. Certains fréquentaient la cour de la reine Victoria et trouveraient aisément une épouse. Elvira, quant à elle, céderait ce qu’elle possédait si cela lui donnait la possibilité de décliner cette invitation. Hélas ! Personne ne s’enquerrait de ses souhaits. Et puis, comment sa mère qui organisait cette réception pourrait-elle justifier son absence ?Elvira ne songeait pas à quitter la demeure familiale. Passer de l’autorité paternelle à celle d’un mari n’était guère glorifiant, mais qui se soucierait de son avis ? Elle ne concevait pas d’être juste un objet convoité par un homme. De plus, elle était convaincue que le rêve secret qu’elle nourrissait lui permettrait d’avoir un destin différent de celui de sa mère. James, son père discourrait souvent après le dîner dans son fumoir avec ses amis. Elvira, qui lisait dans le petit salon, entrebâillait alors la porte mitoyenne et les écoutait. La politique était leur sujet préféré, mais l’Amérique revenait fréquemment dans leurs propos. Elle pouvait imaginer les plantations de coton et de tabac rien qu’en entendant leurs descriptions. Elles étaient apparemment immenses et nécessitaient de nombreux travailleurs. Ceux-ci venaient des colonies. Les planteurs les acquerraient sur les marchés pour que ces pauvres hères deviennent leurs propriétés. Elvira n’avait jamais rencontré d’esclaves et encore moins de personne à la peau noire. Son teint était de porcelaine, car elle se protégeait du soleil afin d’éviter l’apparition de nouvelles taches de rousseur. Elle ne pouvait admettre que Dieu ne les ait pas tous dotés de la même couleur de peau. Cette différence avait engendré une domination des blancs sur ces peuples venus d’ailleurs. Valaient-ils moins qu’eux ? De quel droit les traitait-on de la sorte ? Elvira s’indignait devant le fait que l’on puisse fouetter un être humain afin qu’il obéisse. La colère grondait en elle lorsque son père relatait que les femmes et les enfants subissaient les mêmes châtiments. Elle aurait aimé pouvoir parler de tout cela avec lui afin qu’il l’aide à comprendre la supériorité d’un être humain sur un autre, mais il la tenait éloignée de ce genre de discussion. Les femmes dans leur milieu ne pensaient pas et surtout n’avaient pas d’avis sur de tels sujets. Elle aurait voulu se rendre compte par elle-même de la vie dans ces contrées et s’insurger devant les mauvais traitements infligés aux esclaves. Il était sans doute possible de faire travailler ces hommes sans les maltraiter. D’ailleurs, quelqu’un pouvait certainement modifier les choses... Quelles étaient leurs conditions de travail et où vivaient-ils ? Ils œuvraient probablement de l’aube au coucher sous un soleil de plomb et ils méritaient un tant soit peu de respect. Elle était avide d’en apprendre plus, car elle n’avait que peu de connaissances dans ce domaine. Par quel biais le pourrait-elle ? Elle n’était qu’une jeune femme destinée à prendre un mari. Il n’y avait que de cette façon qu’elle pourrait mettre en pratique ce qu’on lui avait enseigné : tenir une maison, s’occuper de l’intendance, organiser des dîners et des réceptions… Elle se savait bien lotie. D’autres n’avaient pas cette chance. De nombreuses femmes mendiaient afin de pouvoir nourrir leurs enfants ou devenaient par la force des choses des femmes de petite vertu. Elle n’avait jamais réellement compris ce qui se cachait derrière ces mots, cependant son père évoquait une recrudescence de prostitués dans le West End. Les mendiants et les plus pauvres volaient à l’étalage pour ne pas mourir le ventre vide. Il valait mieux, si l’on tenait un tant soit peu à sa vie, éviter les rues insalubres du Borough ou de l’East End où la délinquance sévissait.
— Elvira, accepterais-tu de faire quelques pas en ma compagnie ?
Elle sursauta en entendant son prénom et quitta à regret ses songes. Victoria, son amie d’enfance l’observait, suspendue à ses lèvres.
— Profitez donc du jardin, les fleurs y sont magnifiques, les encouragea Maureen.
Elvira se leva puis ouvrit son ombrelle afin de les protéger de la chaleur. Leurs peaux diaphanes ne supportaient pas les rayonnements du soleil et la pâleur qui les caractérisait montrait à tous leur appartenance sociale. Elles cheminèrent l’une à côté de l’autre et s’éloignèrent des organisatrices.
— N’as-tu pas hâte d’assister à ce bal ? la questionna Victoria.
— Tu sais bien que je n’apprécie guère ce genre d’événement...
— Pourtant, cela nous permet d’échapper à nos mornes quotidiens.
— Certes, les amusements sont rares…
— Et puis, c’est ainsi que l’on rencontre de bons partis. J’ai ouï dire, reprit Victoria en chuchotant, que Lord Sweeton était de retour à Londres.
— Personne ne peut entendre tes cachotteries, alors cesse de murmurer, s’agaça Elvira.
Victoria était différente et cela creusait parfois un fossé entre elles. C’était le cas actuellement. Victoria qui était volubile, enjouée, adorait les cancans et aimait les colporter. Elvira était plus réservée, moins encline à fréquenter les salons et ne s’intéressait pas aux ragots.
— Qui est Lord Sweeton ? s’enquit-elle afin de ne pas vexer son amie.
— Tu n’en as donc jamais entendu parler... ?
Elvira secoua la tête dans la négative. Victoria poursuivit donc sur sa lancée :
— Il a quitté Londres depuis quelques années afin de s’établir en Virginie avec sa jeune épouse. Celle-ci est décédée en mettant au monde leur enfant.
— C’est horrible ! s’écria Elvira.
— Il fut anéanti, cependant son retour temporaire parmi nous laisse à supposer qu’il a surmonté cette terrible épreuve.
— Pourquoi temporaire ?
— Il ne peut abandonner trop longtemps sa plantation. Celle-ci est entre les mains de son contremaître qui ne peut prendre de grosses décisions.
— S’est-il spécialisé dans le commerce du coton ?
— D’après mon père, il cultive le tabac.
— Possède-t-il des esclaves ?
— Mais bien sûr, Elvira ! Comment pourrait-il en être autrement ? Ils représentent de la main-d’œuvre bon marché. Ils sont achetés sur des marchés dans le but de les faire trimer du matin au soir.
— J’espère que tu ne cautionnes pas ce genre de choses ! Vendre un homme est répugnant. Ils sont arrachés à leurs familles et à leur pays sans aucun scrupule, alors que chacun devrait être libre.
— Ma pauvre Elvira, sors la tête de ton cocon, c’est ainsi dans les plantations.
— Ce n’est plus le cas dans les colonies britanniques. Les cinq mille pétitions reçues au gouvernement en 1833 réunissaient plus d’un million et demi de signatures.
— Et un consensus a proclamé l’abolition légale de l’esclavage. Je suis au fait de cela, mais vois-tu, l’Amérique n’en est pas encore là. Les planteurs s’enrichissent grâce aux esclaves et au travail qu’ils abattent en une journée.
— D’après les propos de Père, ils sont fouettés quand ils s’arrêtent trop longtemps. Les enfants ne sont pas épargnés par cette barbarie.
— Réjouissons-nous d’être nées de ce côté du monde et avec cette couleur de peau, conclut Victoria.
Elvira fit la moue. Triste consolation surtout lorsque l’on savait que de tels actes existaient. Victoria discutait beaucoup avec son père qui partageait avec elle ce qu’il lisait dans les journaux. Celle-ci narrait ensuite à son amie les nouvelles et les faits importants. Elvira se demanda si Lord Sweeton serait convié au bal et s’il accepterait de débattre avec elle de la nécessité de posséder des esclaves. De par son expérience, il était le mieux placé pour la renseigner.
— D’ailleurs, Mère m’a confié qu’il séjournait à Londres afin de trouver une nouvelle épouse, ajouta Victoria.
— Ne peut-il pas se marier avec une jeune femme de son rang en Virginie ? Il n’est pas le seul à s’être établi là-bas. Il y a sûrement une jeune fille de bonne famille qui lui est destinée.
— Il avait apparemment quelques affaires à régler à Londres... Et puis entre nous, seule une Londonienne serait capable de tenir une demeure coloniale, se gaussa Victoria.
Elvira demeura songeuse. Pourrait-elle être l’élue de son cœur... ? Ainsi, il l’emmènerait en Amérique. Elle verrait de ses propres yeux une plantation et côtoierait les travailleurs noirs. Elle était prête à tout quitter pour vivre loin de Londres et ses contraintes. Les bons partis qui s’intéressaient à elle étaient peu nombreux et n’avaient que peu d’intérêt à ses yeux. Elle se sentait l’âme d’une aventurière. Bien sûr, elle mettrait un océan entre elle et ses parents, mais sa destinée était ailleurs. Le brouillard londonien et la pluie l’exaspéraient. Elle rêvait de chaleur et d’une végétation luxuriante.
Tout en conversant, elles se promenèrent parmi les parterres de fleurs. Sa mère passait du temps à tailler ses rosiers et à les choyer. Les boutons ouverts, qui s’épanouissaient en de larges pétales colorés, exaltaient un effluve suave. Elvira se baissa et s’approcha des roses. Y avait-il de telles merveilles en Virginie ? Quel était le climat dans ce pays gigantesque colonisé suite à la découverte de Christophe Colomb ? Depuis, il avait été la proie de toutes les convoitises puisque chacun avait voulu prendre part à cette colonisation. Cette partie du monde attirait les plus aisés comme les plus pauvres. Tous espéraient que le rêve américain leur procurerait la possibilité de vivre autrement et mieux. Apportait-il la richesse ? Y était-il agréable d’y vivre ?
Elvira, songeuse se promit d’en apprendre plus sur Lord Sweeton. Elles regagnèrent la terrasse puis elle écouta d’une oreille distraite les organisatrices du bal.
Elle détailla la façade de la demeure familiale. Les tourelles lui conféraient une apparence austère. Les murs gris lui donnaient un air triste et elle aurait eu besoin d’un ravalement de façade. Ce manoir, qui appartenait à son père, était transmis de génération en génération. L’intérieur ne valait guère mieux. Les meubles anciens ouvragés étaient stricts et assombrissaient l’ensemble. Les tableaux antiques sur lesquels étaient peints les portraits des aïeuls l’avaient toujours effrayée. Elle avait grandi au milieu de ces vieilleries et aspirait à de nouveaux horizons. Habiter une maison ensoleillée aux tentures claires qu’elle décorerait à son goût faisait partie de ses rêves. Elle ne trouverait pas cela à Londres…
— Elvira ! M’écoutes-tu ? s’exclama Maureen.
Elvira tressaillit et regarda sa mère.
— Désolée, Mère... J’étais ailleurs…
— Et apparemment à des lieues d’ici…
Elvira garda pour elle ses pensées. Elle était en effet très loin d’ici... Elle se promit de mettre tout en œuvre pour séduire Lord Sweeton. Enfin, pour accéder à ses fins, il lui faudrait savoir comment procéder. Personne ne lui avait appris ce genre de choses... Son précepteur s’était évertué à lui enseigner le piano, le latin, les bonnes manières et sa mère avait fait le reste. Celle-ci s’était abstenue de répondre à ses nombreuses questions sur le mariage en les éludant promptement. Elle choisirait avec soin sa toilette et mettrait toutes les chances de son côté en se parant de son plus beau sourire. Celui-ci surprendrait sa mère, toutefois c’était un minimum afin d’attirer l’attention de Lord Sweeton.
— Que disiez-vous, Mère ?
— Peux-tu demander à Nelly de refaire un peu de thé ?
— Bien sûr, Mère.
Elvira quitta la table avec un soupir de soulagement. Elle détestait assister aux préparatifs des réceptions. De plus, Victoria lui avait mis involontairement un projet en tête qu’elle espérait mener à bien. Elle n’était pas une intrigante, cependant elle s’imaginait déjà vivre en Virginie pour découvrir de ses propres yeux ce que Victoria lui relatait. Elle monta les marches du perron et déambula dans le couloir sombre qui menait à la cuisine. Elle donna des instructions à Nelly avant de la prier d’informer sa mère qu’elle montait s’allonger. Elle n’avait pas la force de les écouter discourir sur le bal. Elle gravit l’escalier en marbre froid puis entra dans sa chambre. Cette pièce avait quelque peu échappé aux antiquités qui meublaient la demeure paternelle. Des couleurs pastel illuminaient l’ensemble. Elle s’assit sur un fauteuil près de la fenêtre et épia les faits et gestes des organisatrices. Sa chambre qui donnait sur le jardin la dotait d’une vue agréable. Elle assistait chaque jour à l’éveil et au coucher de la nature. D’ailleurs, cet espace ne dérogeait pas à la règle puisqu’il était taillé aux cordeaux. Elle aurait aimé y semer un vent de folie en dispersant les plantes différemment, cependant sa mère aurait fait un malaise si elle avait agi de la sorte. Elle espérait dans un avenir proche agir à sa guise. Mettre un peu de couleurs et de fantaisie dans son existence.