Premier Chapitre
Saint-Cloud, septembre 1959Ils rentraient à l’instant, un taxi les avaient déposés devant le perron. Erica retirait ses boucles d’oreilles, assise à sa coiffeuse. Louis se mordait les lèvres dans le vestibule. Il pénétra dans la chambre, à son tour, et jeta rageusement sa veste sur le fauteuil.
— Je pensais avoir été clair, commença-t-il…
Elle se tourna, vaporeuse, le regard absent.
— … mais j’ai dû mal m’exprimer, Erica, parce que tu n’as pas du tout compris : quand je disais que tu avais un problème d’alcool, je ne voulais pas dire que tu devais boire plus.
— Oh ! Pitié, Louis, épargne-moi ta condescendance lamentable, veux-tu.
Il se raidit. Elle se dressa péniblement.
— Si tu as honte, souffla-t-elle, tu es libre : je suis chez toi, tu n’as qu’à me chasser. Mais si tu étais à ma place, si tu vivais avec toi… tu boirais aussi, tu peux me croire.
— Je suis peut-être condescendant, mais je ne t’insulte pas, moi.
— Non, bien sûr. Toi, tu as peur du conflit, alors tu joues sur les mots, parce que tu te crois fin. Mais dis carrément les choses, tu n’es pas à une invective près.
— Ne me pousse pas à bout.
— Mais je suis à bout !
Elle soupira de guerre lasse, et se laissa aller en arrière contre le mur.
— J’en ai assez, Louis. Je ne supporte plus tes petites répliques perfides en permanence… qu’est-ce qui ne tourne pas rond, chez toi ? Ça te rendrait malade d’être aimable ?
— Il me semble que je t’ai accueillie chez moi, non ?
— Parce que tu t’ennuyais.
— Et je t’ai épousée.
— Je suis censée dire merci ?
— Je n’étais pas obligé de le faire.
— Moi non plus. Et je le regrette, d’ailleurs.
Il se cabra, piqué au vif.
— Tu ne sais pas ce que tu dis, tu ne te contrôles plus. Tu n’étais personne, ici, tu ferais bien de t’en souvenir. Ou une vedette déchue, à peine. Tu n’avais plus de projets, plus de tournages. Tu tournais en rond comme une âme en peine, tu te lamentais sans cesse auprès de tes amis américains, qui te confirmaient dans ton marasme… Moi je t’ai épousée, je t’ai fait rencontrer du monde, je t’ai donné une position ; et toi tu craches dessus ? Mais qu’est-ce qu’il te faut, à la fin ?!
— Que tu me fiches la paix, Louis !
Elle glissa lentement sur ses talons, épuisée.
— … qu’on me laisse tranquille, par pitié…
— En voilà bien des simagrées ! Je te torture, peut-être ? Toujours à te plaindre !
— Il y a un juste milieu avant la torture, grogna-t-elle en se redressant.
— Ah oui ! Parlons-en du juste milieu ! C’était quoi ce cirque, tout à l’heure ? Qu’est-ce qui t’a pris de descendre la flûte du doyen devant tout le monde ? Ça t’amuse de te donner en spectacle ?
Elle pouffa, tituba et agrippa la commode.
— C’était pour rire, il n’y a pas de quoi s’énerver. Il me disait qu’il n’avait pas l’habitude de boire, que ça lui faisait beaucoup… je lui ai rendu service.
— Ben voyons ! Et pour qui je passe, moi ? Le mari d’une ivrogne ?
— Oh ! Non, tu passes pour un ivrogne tout seul, Louis, comme un grand.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu racontes ? Je ne suis jamais ivre !
— Parce que tu bois beaucoup. En fait, c’est plutôt que tu n’es jamais sobre. Ce n’est pas moi qui le dit, c’est le bruit qui court.
Il se figea, incrédule.
— Et je vais même te dire, avant de te connaitre, je ne buvais jamais. Tu demanderas à Phœn, il te le dira. J’ai commencé avec toi, quand on allait au café, les soirs, après le tournage, sur le film de Chavasse.
— Oui, tout est de ma faute, quoi. Et c’est moi qui ne suis pas aimable.
— Ah, ne sois pas bégueule. Tu n’es pas une victime, Louis, et le fait que je te charrie ne fait pas de toi un mec sympa. Je suis dure aussi, c’est tout.
— Dure ? Non, tu es folle. Et dépressive, parce que quand tu ne te siffles pas les verres des autres, tu erres comme une âme en peine entre les invités en tirant une tête de six pieds de long, histoire que tout le monde voie bien à quel point tu vas mal !
— Et alors ? Je vais mal, c’est un fait. Pourquoi je le cacherais ?
— Parce que tu fous en l’air mes relations, Erica ! Je me fais suer dans des soirées à la mords-moi-le-nœud pour soigner mes connaissances, pour diffuser mes essais, et toi, tu te trimballes verre à la main, malheur au vent comme une désespérée, tu te frottes aux fenêtres comme si tu allais sauter, tu frôles les vieux satires comme si tu étais en manque… et tu bois, tu bois trop.
Elle haussa les épaules.
— C’est plutôt vrai. Je ne dis pas le contraire.
Il soupira, alluma une cigarette.
— … en fait, je vais plus mal que je ne pensais.
Il acquiesça, excédé.
— … mais qu’est-ce que je fais là ? murmura-t-elle.
Il haussa les épaules à son tour.
— Tu passes le temps, je suppose. Tu attends la fin.
Elle écarquilla les yeux, horrifiée.
— J’attends la fin ?!
— C’est une façon de parler.
— J’attends la fin…
— Oui, ça va, n’en fais pas tout une affaire.
Elle fixait le plancher, hagarde.
— Eh ! fit-il en claquant des doigts. Réveille-toi, miss Spencer ! C’est l’heure d’aller au lit.
Le geste de Louis lui fit quitter sa transe.
— Miss Spencer ? Monsieur Bernard, voilà qui en dit long sur notre mariage.
— Tu es fatiguée, tu ferais mieux d’aller te coucher.
— Je ne crois pas, non. Tu as raison, j’attends la fin… mais tu m’as ouvert les yeux, ça va changer. Je vais me reprendre, je vais revivre. Je me sens vivante, tout à coup !
— Formidable. Mais même les filles vivantes font dodo.
— Mon pauvre Louis, tu ne penses vraiment qu’à toi.
— Oh ! Oui, ça te va bien de dire ça. Tu as déjà oublié ton comportement de ce soir ?
— Je ne voulais pas venir, rappelle-toi. C’est toi qui m’a forcé la main. Ça fait des mois que tu m’obliges à te suivre dans tes soirées foireuses d’intellos prétentieux. Et toi, tu as fait quoi pour moi ?
— J’ai respecté notre accord. C’est bon pour toi, ces soirées.
— Ha ! Un an d’efforts et pas l’ombre d’une opportunité ! Mais ce n’est sans doute qu’un début… quelle ingrate je suis !
— Tu me fatigues…
— Oh non, c’est trop facile ! Qu’est-ce que je devrais dire ? Tu me bouffes avec tes sarcasmes, tu me ronges ! Je n’en peux plus.
— Okay ! Tu veux jouer à ça ? Moi aussi je peux faire le bureau des pleurs ! À commencer par tes absences : la moitié du temps tu n’es pas là !
— Au moins, je t’épargne mon alcoolisme. Et ma dépression.
— Ah oui, ça c’est sûr. Mais figure-toi qu’on me questionne, les gens se demandent ! Alors je dis ma femme est en Angleterre, et on me dit ah oui ? dans sa famille ?, et je dis oui c’est ça, pour ne pas être ridicule. Mais un de ces jours, je vais dire la vérité ! Je répondrai non, ma femme est à Londres, chez son psy, parce qu’elle est malheureuse et qu’elle veut que ça se sache, et quand elle aura fini, comme chaque fois, elle ira à Sheffield, chez je-ne-sais-qui parce qu’elle n’a jamais voulu me le dire !
— C’est ça, oui, dis-leur bien. Et raconte-leur avec qui tu passes tes nuits, tant que tu y es. Toi qui veux soigner ton image, tu vas être servi.
— Ça, gronda-t-il, ça faisait partie du marché. Pas tes absences !
— Ouais, un marché oral conclu un soir de cuite, ça ne vaut rien mon pauvre ami. Ma carrière est au point mort, et la tienne est dans le caniveau. Tu n’as rien écrit depuis tellement longtemps que tu ne saurais même plus tenir un crayon. Si tu n’avais pas hérité de ta mère, tu n’aurais rien, et ta vie serait ratée, comme ta carrière !
La gifle partit sur-le-champ et l’envoya valser contre le mur. Il tituba, échauffé, et tira fort sur sa cigarette. Elle se tenait la joue, imbécile.
— Tu… tu n’aurais pas dû faire ça, murmura-t-elle. Tu vas le regretter…
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Tu vas le regretter…
— Arrête, c’est qu’une gifle. Tu l’as bien cherchée.
— C’est fini, Louis. Je vais divorcer.
— C’est ça, oui. Envoie-moi un faire-part. Divorcer… et puis quoi, encore ? Je devrais te répudier.
— Je suis sérieuse, Louis. Je vais reprendre ma liberté. Je vais me reprendre, et je vais divorcer.
— Ça suffit, Erica ! Tu es ivre, tu dis n’importe quoi ! Tu ne peux pas divorcer, nous avons un accord !
— Non, rien, Louis, il n’y a pas d’accord. Tu m’as frappée ! Tu te rends compte de ce que tu viens de faire ? Tu m’as frappée, Louis ! Tu me tuerais ?
— Pff… j’en ai assez de tes jérémiades. Tu me fatigues.
Elle se frottait encore la joue.
— Je n’en peux plus de toi, de ton égoïsme, de tes caprices, de ta violence. Regarde ce que je suis devenue ! J’étais une fille bien, avant, j’étais une lady… le cinéma m’a détruite, et la vie, et… et toi, au lieu de m’aider, tu m’as brûlée, tu m’as anéantie. Je suis en train de mourir à petit feu, Louis… il faut en finir.
Un spasme le prit, un dédain nerveux. Il la toisa un instant. Puis il avisa une bouteille sur le secrétaire et se servit un fond de cognac.
— En finir…
Il se forçait à rire, par mépris. Il descendit son verre, s’en servit un second. Erica se tenait au mur et à la commode. Elle l’observait, inquiète. Il se tourna subitement et pointa son index sur elle.
— Tu ne peux pas divorcer de moi, Erica, tu m’entends ? Tu ruinerais ma carrière ! Et ma réputation, par-dessus le marché !
Elle ne répondit pas, pétrifiée. Elle tremblait un peu, prise d’angoisse. Il se servit encore, il ne la regardait plus. Il se parlait à lui-même.
— Divorcer au bout d’un an… Peuh ! Et puis quoi encore ? Divorcer tout court, c’est bon pour la piétaille… les gens bien font bonne figure. Peste…
Elle ouvrit à peine un tiroir, en silence, glissa ses doigts entre les fichus. Louis buvait encore, il ne lâchait plus sa bouteille. Il remplissait son verre d’une main fébrile, et l’avalait d’un trait entre deux ruminations.
— Garce, tu ne peux pas te tenir… Ha ! Mon père n’aurait pas supporté ça, lui ! Et je ne suis pas aimable ? Tu ne connais pas ta chance, j’ai des amis qui te retourneraient des claques bien plus vite que moi…
Erica fouillait frénétiquement le tiroir. Il but le dernier fond à même le goulot et tapa le cul de la bouteille sur le bureau.
— T’as de la chance, t’entends ?!
Elle s’arrêta net, prise sur le vif.
— Eh… qu’est-ce que tu fais ? Qu’est-ce que tu cherches ?
Elle resta muette, épouvantée.
— Qu’est-ce que tu cherches ?!
Une larme de peur roula sur sa joue. Louis vacilla, épuisé.
— En finir… ah ! oui, tiens… on va en finir…
Alors elle paniqua et ouvrit grand le tiroir.
— … pas plus tard que tout de suite !
Il se jeta sur elle mains en avant, mais elle trouva de justesse son revolver, et d’un retour fracassant, elle écrasa la crosse contre sa tempe. Il s’écroula, ahuri.
— Ça… ça tu vas me le payer.
— Arrête, Louis… c’est fini, je vais partir… laisse-moi partir…
Il se releva, ivre, chancela et s’effondra contre le secrétaire.
— Aïe… merde…
Il se tenait le menton, il s’était égratigné sur le dossier de la chaise. Il l’agrippa, se redressa pour de bon et fit un pas vers elle. Elle le mit en joue. Il avançait toujours.
— Arrête Louis ! Ça va trop loin !
Un courant d’air fit claquer la porte, une bourrasque agita les voilages aux portes-fenêtres béantes. La lueur de la lune brillait sur les dalles humides de la terrasse. Au-delà des buissons, on devinait à peine la rue. Un sentier sommaire coupait entre les feuillages, au large de l’allée principale, puis s’évanouissait dans les fourrés.
C’était le milieu de la nuit, la rue était déserte et silencieuse. Un homme marchait là et grillait des cigarettes entre ses doigts maigres, une main dans la poche, un chapeau sur les yeux. Il y avait un moment qu’il errait ainsi, sans but. Mais les éclats de voix lui avaient fait tendre l’oreille. Des cris s’élevèrent, de nouveau. Il hésitait devant le portail, plissait les yeux pour apercevoir la terrasse, derrière la végétation. Il devinait un halo de lumière. Alors il tourna sur lui-même, scruta les alentours. Il était seul. Il pénétra dans la propriété, et se risqua sur le sentier perdu. Sa silhouette malingre flottait dans un costume trop large, il s’enfonça dans les taillis. Des arbrisseaux le couvraient jusqu’à la poitrine, des branches de saule tombaient à ses épaules. On n’entendait plus que le frôlement discret des feuillages sur son passage. Lorsqu’il s’immobilisa, il disparut tout à fait.
Les voix hystériques d’Erica et de Louis résonnaient encore dans leur écrin de verdure. Un cri se fit plus fort, plus strident. Puis une détonation retentit jusque loin dans le voisinage, et ce fut le silence.