Premier Chapitre
1-Trop jeune pour vieillirLe soleil perce à travers les interstices de mes volets. Il sait bien faire ça, percer, darder ses rayons sur mon visage. Je me retourne dans mon lit en grognant. Ainsi, en chien de fusil, j'essaie courageusement une ouverture de paupière. Une seule, d’un œil, dans une tentative d’économiser un peu d’énergie, juste au cas où le soleil serait en avance.
Peine perdue. Rien n’est plus à l’heure que lui.
Devant mes yeux, les chiffres digitaux de mon réveil révèlent que la journée est bien entamée.
10 :00
Mais à quoi bon ? Je n’ai rien à faire de toute façon.
J’ai d’abord voulu me convaincre que ne rien faire de mes journées et vivre ainsi une vie de pacha allait être le paradis. Mais maintenant, je déchante. Le temps me semble une éternité. Et justement, c’est une éternité !
Avec toute la paresse qui me caractérise, je repousse la couette en usant de mes pieds. L’air frais qui caresse mon corps nu me fait un peu de bien. Rien qu’un peu, certes, mais il m’aide à me redresser.
Tel un de ces zombies aux pas à peu près aussi assurés qu’une grand-mère arthritique, je me dirige dans la salle de bain. C’est mon rituel ça. Levé, flotte sur le visage, café et après… et ben c’est après. Le flou. À voir selon l’humeur du moment.
À tâtons, je trouve l’interrupteur et j’allume. Nouvelle agression rétinienne. Je grogne et m’asperge une première fois la figure. Ça va mieux. Je papillonne des paupières et ma vision se fait plus nette. Pourtant, à l’image que renvoie le miroir, j’ai de quoi défaillir, mais depuis le temps, je ne prête plus attention. Encore un peu d’eau et je tapote ce bon vieux visage comme j’aurais pu le faire d’un clébard qui m’aurait donné la patte.
Le café coule dans ma tasse. Il est accompagné du vrombissement de la machine. Ce jus noir est peut-être bien la seule constante de mon univers. Ça et moi-même, bien entendu. Bon, en réalité, je ne l’ai pas toujours connu, le café. Sur les rivages de la mer Barbare, il n’en était pas question, pas plus qu’à la cour du Royaume de Suède.
Je ne sais pas pourquoi je suis si nostalgique en ce moment. Peut-être que c’est cyclique. À chaque fois que je dois en finir avec, disons avec moi-même, je repense au passé. Toujours nu comme un ver, je me laisse tomber dans mon canapé et je sirote bruyamment mon breuvage. Sa chaleur m’apporte la force nécessaire pour me lever et me rendre sous la douche. Ah oui, je l’avais oublié celle-ci, dans mon rituel. Elle achève de me mettre en route, prêt à affronter… Quoi déjà ? Prêt à m’affronter, ce n’est pas si mal.
Je finis de m’habiller après avoir choisi soigneusement mes vêtements. Je ne fous rien de mes journées, certes, mais ce n’est pas une raison pour me négliger. Et puis cela va avec le personnage. Personne n’a jamais vu un type en jogging porter de fins gants de cuir. D’ailleurs, personne ne devrait jamais avoir vu un type en jogging, gants ou pas !
Dehors, le temps semble vouloir respecter le cahier des charges. Il s’en tiendra à un printemps sans excès de zèle. Un petit onze degrés qui ne devrait pas me faire passer pour un fou ainsi attifé. J’attrape mon fameux chèche que je noue autour de mon cou et je sors.
Il est onze heures quand je pose le pied dans la rue. C’est toujours comme cela. Je ne sais jamais ce que je vais faire avant. J’ai chaque fois de grandes ambitions si j’y réfléchis en amont, mais mon excitation retombe aussitôt au moment de me décider. Au bout du compte, je finis dans le même troquet parisien.
Conduire à Paris est un vrai calvaire, mais je n’ai jamais pu me séparer de ma voiture. Le temps qui passe ne me rend pas plus sage. Tout comme je n’ai jamais pu habiter ailleurs qu’à Montparnasse depuis que j’ai mis les pieds en France. C’est mon quartier, cela l’a toujours été, même s’il est devenu moche, comme partout ailleurs.
Je sors ma voiture de ma cour intérieure. À Paname, c’est un privilège. Certains diraient que ma vie en est un de privilège, les sots. C’est une petite citadine. « Pratique en ville, consomme peu », m’avait dit le bonimenteur de la concession. Qu’est-ce que ça peut bien foutre d’avoir une petite caisse dans la capitale ? Quand ça n’avance pas, ça n’avance pas. J’aurais dû le lui dire, mais je m’étais laissé embobiner.
L’âge avait sur moi au moins un bienfait, je me montrais plus patient. Un peu seulement. Disons qu’au lieu de cinq minutes, il me fallait un quart d’heure avant d’insulter tout ce qui bougeait. Et ne bougeait pas, d’ailleurs. Le conducteur est un animal irrationnel. Ce n’est pas de ma faute.
Et pour couronner le tout, il y a un contrôle de police. Nous sommes une flopée à avancer au ralenti, et eux ne trouvent rien de mieux que d’en rajouter un peu. Mais bon, je respire profondément par le nez. Ils ne sont que quatre. Aucune chance que cela tombe sur moi.
Que dalle !
L’agent agite ses bras dans des gestes qui ne laissent aucune place au doute. Son collègue à ses côtés, fusil d’assaut en bandoulière, est aux aguets. J’enclenche mon clignotant et j’obtempère.
L’homme approche de ma vitre et je la baisse. La cinquantaine, grande moustache. Si. Ça existe encore. J’en ai la preuve devant moi. Elle aurait fait merveille à une autre époque.
—Bonjour, monsieur l’agent.
Le fonctionnaire me rend mon salut, réglementaire, le sien. S’il y a bien une chose que j’ai toujours appréciée dans la police française, c’est bien sa politesse. Il enchaîne.
—Contrôle de police…
Sans blague.
—…veuillez me présenter les papiers du véhicule s’il vous plaît.
Je plonge ma main dans ma sacoche sous la surveillance de son collègue. Ils sont tendus en ce moment avec les attentats récents, aussi je m’empresse de sortir ce qu’il me demande sans faire de mouvements ambigus. Je lui tends ma carte grise et mon assurance.
La moustache les consulte et fait un tour rapide de mon véhicule. Quand il revient de mon côté, je suis persuadé qu’il va me rendre mes documents.
—Votre permis, monsieur.
Ah, mon permis. Je redoutais qu’il me le demande et j’avais joué le bluff. Trop de monde, contrôle rapide, mais non. Et évidemment, un frisson me parcourt l’échine. C’est un cliché, mais là, il prenait tout son sens. J’avais trop attendu, j’avais ignoré mon protocole. Sans doute que mon confort me plaisait finalement, pas envie de déménager, de tout recommencer. Je ne l’ai donc pas emporté.
Je soupire et je me concentre.
Les choses, les gens, tout se fige autour de moi. Il ne me faut pas attendre longtemps pour que le chemin apparaisse. Les minces filaments surgissent de la fine nappe de brouillard. J’en avise un qui mène dans ma tanière, et en une fraction de seconde je suis projeté en avant. Presque instantanément, je me retrouve devant la porte de chez moi. Ni une ni deux je l’ouvre, m’engouffre dans l’appartement et récupère mon permis. Sans plus attendre, je fais demi-tour et je reprends place devant mon volant.
Je relâche mon emprise sur mon pouvoir. Lentement, la vie retrouve son cours. Le flic à mes côtés s’anime de nouveau. Il n’a rien vu, évidemment.
Fébrile, je tends le papier rose.
Il le parcourt et ses yeux font un rapide aller-retour entre mon visage et le document.
—Vraiment ? Vous avez cinquante-deux ans ?
Je déglutis sans doute trop bruyamment. Il ne pouvait pas ignorer mon malaise.
—Et toutes mes dents, répondis-je avec humour.
—Vous ne les faites pas. La nature est injuste.
Il me tend le permis et tout le reste.
—Vous en faites quarante, ajouta-t-il l’air blasé.
Je voyais sur son visage qu’il comparait son physique au mien.
—Merci, dis-je en rangeant le tout, content d’avoir échappé à un contrôle d’identité plus poussé. Normalement, ça passait, mais bon, je préférais éviter de le vérifier.
Sans demander mon reste, je remets ma ceinture, salue les fonctionnaires tout à leur prochaine victime et je redémarre.
Il faut vraiment que je remédie à cette situation.
Cinquante-deux ans. Il est temps que je meure.