Premier Chapitre
Partie 1À tort et à travers
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Plaqué contre le mur du salon et menotté, Chris ne réagit pas à l’énoncé de ses droits, se laissant porter comme un automate jusque sur le trottoir. Saisi par la nuit froide, il se raidit puis offre son visage au vent cinglant avant d’être poussé, tête la première, à l’arrière du véhicule de police où il est pris en étau par les flics. Dans la voiture fendant la nuit, sirènes hurlantes, Chris prend conscience de la mort de Lou. Frappé par la vision du corps démantibulé, gisant face contre terre dans son sang, choqué par l’inertie étrange, totale puis totalement affolante de celle qui partage sa vie, il perd souffle. Il se revoit hors de lui, les poings fermés, avec cette envie de la battre et puis, tout à coup, le noir et l’absence. Il se met à hurler, réalise qu’il est trop tard.
— Ta gueule, dit le flic assis à la place du mort, en se tournant vers Chris.
Alors qu’il se lamente en s’écriant c’est pas moi ! Le flic le frappe en pleine face. Sonné, Chris se tait jusqu’à son entrée dans les locaux du commissariat.
Maintenant assis, menottes aux poings, de l’autre côté d’un bureau, encore hagard mais sur ses gardes, il observe la porte ouverte sur une pièce contiguë et les va-et-vient des flics en civil. Celui qui l’a cogné dans la voiture semble attendre un peu en retrait, le regarde avec indifférence comme s’il fixait le vide. En face de lui, un type nonchalant et plutôt calme tape lourdement sur le clavier de son ordinateur. Un silence pesant gagne les lieux, la porte se ferme et le type lève les yeux vers lui, se frotte les mains avant de commencer :
— Je suis le lieutenant Gilles. Je vais vous interroger. Vous allez devoir m’expliquer dans quelles circonstances vous l’avez tuée.
En réponse aux questions sommaires, Chris décline son identité, ses liens avec la victime, son métier qu’il exerce depuis plus d’un an à Laval. Lorsqu’il lui faut parler des instants fatals, il hésite.
— Combien de coups avez-vous portés ? L’avez-vous seulement frappée au visage ?
Il ne se souvient pas l’avoir frappée, mais de quoi se souvient-il au juste ? Elle venait de passer la porte, elle s’était alors dévêtue de son manteau et il l’avait prise par la taille. Elle était tellement fine qu’il avait senti qu’en serrant plus il aurait pu la blesser. Elle tenait encore debout quand il l’avait empoignée pour la traîner dans le salon et la faire parler. Au simple nom de Sammy, il avait vu rouge, et l’avait menacée, il s’en souvient très bien maintenant, il lui avait crié : « je vais t’en faire passer l’envie ! » en la tenant par le menton afin qu’elle le regarde. Au souvenir de ces mots haineux, ses propres mots, il s’effondre en pleurs, la tête dans les mains. Le lieutenant Gilles observe celui que tout accuse devenu vulnérable, inoffensif, se lamenter, les ongles s’enfonçant dans ses poings crispés.
— Je ne l’ai pas tuée ! Elle m’a dit s’être rendue chez son ex. Elle regardait la pointe de ses chaussures d’un air coupable, sans vouloir répondre à mes questions. Je ne sais pas ce qui m’a pris, je lui faisais confiance, je l’aimais, je voulais l’épouser… Ces derniers temps, rien n’allait plus. C’est ma faute. J’avais bu, je l’ai secouée pour qu’elle avoue, j’étais hors de moi…
— Y avait-il une raison pour qu’elle vous trompe ? l’interrompt Gilles en tapant ce qu’il croit être des aveux aisément obtenus.
Chris pense à Lou, à ses courbes généreuses, à sa façon de se donner à lui, sans contrepartie ; il rumine son impuissance à honorer Lou, la veille du drame. Envahi de sueurs froides, écœuré, nauséeux, il regarde ses mains trembler avant de vomir sur ses chaussures.
Allongé sur le banc d’une cellule dans les sous-sols du commissariat, il se réveille frissonnant, tiré d’un sommeil de plomb dont il ne saurait dire combien de temps il a duré. Il distingue sur le plafond bas, le long des fissures du plâtre qui s’effrite, le contour d’un œil puis d’une bouche et son esprit se perd dans les figures humaines qu’il croit reconnaître à travers les failles et les lézardes. Lou n’est plus. Jamais il ne reverra sa bouche carmin, ses yeux verts, son corps félin et acrobate. Il imagine la réaction de la mère à l’annonce du décès de sa fille, les hurlements d’impuissance, le déchirement, la désolation et puis l’horreur, la fureur, la haine de l’assassin, la vindicte populaire, les gens l’insulter et frapper contre les vitres du fourgon qui l’emportera en prison. Les flics l’accusent, tout l’accuse d’être un assassin. Il s’est livré au relevé des empreintes et il va bientôt savoir si les siennes correspondent à celles du coupable. Non, jamais il ne l’aurait tuée ! Il faut qu’il se fasse entendre et qu’il dise le coup porté sur son crâne puis sa perte de connaissance, qu’il se défende. Des clés qui tintent, des talons qui claquent sur le carrelage froid puis la lourde porte en fer qu’on déverrouille le sortent de ses pensées.
— C’était la première fois que vous la frappiez ?
Un flic ricane en complétant les propos du lieutenant Gilles :
— Certainement la dernière…
— Je n’ai jamais porté la main sur Lou ! se récrie-t-il.
— Vous vous êtes battus jusqu’au sang et elle en est morte.
— Non, ce n’est pas du tout comme ça que ça s’est passé ! Je ne l’ai pas frappée.
— Et sur une autre ? Avez-vous l’habitude de violenter les femmes ?
— Je… Non !
Depuis quand la soupçonniez-vous de fréquenter son ex ?
— Je n’ai jamais douté d’elle !
— Avant de venir vous installer ici, que faisiez-vous ? Avec qui viviez-vous ?
— J’étais mécanicien à Toulouse. J’ai un fils là-bas. Je me suis séparé de sa mère…
— Pour quel motif ?
Un haut-le-cœur, les murs qui chavirent, les mains moites et le filet de sueur froide dégoulinant le long de son échine lui rappellent la sensation de manque qui l’étreint à la nuit tombée et que seul le whisky apaise. Ses mains libres tremblent et il s’entend répondre d’une voix étouffée :
— On se disputait continuellement. On n’était pas sur la même longueur d’ondes. C’est elle qui voulait se séparer. Je lui verse une pension…
— S’agissait-il de disputes violentes ?
La peur réveille son mal de dos et il sue. De son front perlent des gouttes qui coulent le long des tempes et viennent mourir dans son cou. Il se souvient de la gifle, avant que Marina, son ex-compagne, ne parte se réfugier chez sa mère : un soufflet maîtrisé, afin de calmer son hystérie grandissante, de la faire taire, devant le petit recroquevillé dans un coin du salon. Il revoit l’air bêta qu’elle avait après la gifle, et leur fils qu’elle avait pris dans ses bras, en raflant les clés de voitures posées sur la commode. Dans les escaliers de l’immeuble, elle avait crié qu’il n’était qu’un sale type et qu’il ne la reverrait plus.
— J’ai besoin d’un médecin. Donnez-moi mes médicaments.
— C’est votre droit. Répondez d’abord à ma question. Ces disputes étaient-elles violentes ?
— Non. Elles étaient fréquentes. Elles pourrissaient notre quotidien, jusqu’à ce qu’elle décide à partir.
De retour en cellule, il regarde, allongé sur le dos, les dernières lueurs du jour qui percent à travers la lucarne, se projettent sur le mur puis s’estompent pour laisser place à la nuit noire. Il ressent à peine l’effet des analgésiques, comme un léger mieux qui lui permettra de tenir jusqu’au lendemain. Il rêve d’un lit, celui de la taule qui lui reposera l’échine ; il rêve de verres de whisky, de l’odeur de malt et de tourbe, de l’absorption âpre et acide du précieux liquide qui réveille le gosier et engourdit les papilles ; sombrant dans la torpeur, il divague, trinque à la santé de Lou, devant laquelle il lève son verre. Elle rit en penchant la tête, qui semble se décrocher de son long cou gracieux. Il s’étonne de ses lèvres ensanglantées et boursouflées s’ouvrant sur un trou béant. Affolé par le visage tuméfié, la bouche grimaçante et les yeux révulsés de sa belle, Chris tente de la faire revenir à elle en maintenant sa tête droite mais un hululement le tire de son songe et il reste à attendre le lever du jour, les yeux posés sur la lucarne à travers laquelle il distingue l’extrémité du croissant de lune.
Quand la porte s’ouvre en grinçant lourdement, laissant apparaître le lieutenant Gilles derrière lequel se tient celui qui l’a cogné dans la voiture et trois autres flics en uniforme, il se lève machinalement. Encadré par le peloton, les mains liées derrière le dos, il traverse les couloirs du commissariat, avant de parvenir à l’air libre. La lumière vive du jour l’oblige à baisser les yeux mais, du fourgon où on l’a poussé, tête la première, il regarde, ébloui et saisi par un froid vif, la place déserte et silencieuse. Personne ne l’attend, pas même Florian dont il a désigné le nom aux flics pour qu’ils le préviennent, et, en route, il contemple le ciel bleu, à peine voilé, comme si c’était la dernière fois. Sur le parvis du Palais de Justice, qu’il franchit en imitant le pas alerte des brigadiers, il remarque un homme en robe pendu à son téléphone et quelques fumeurs. À peine s’assoit-il dans le grand hall froid, qu’un jeune gars menu, aux traits délicats, l’approche en se présentant :
— Maître Vogel. Je suis l’avocat commis d’office. Le juge va vous recevoir en comparution immédiate. Il vous posera des questions auxquelles je vous conseille de répondre simplement par oui ou non. Avez-vous mangé ?
Non, il n’a pas touché aux sandwichs de la veille achetés par les flics. Il observe, à travers les vitres du Palais de Justice, dans la salle des pas perdus, les quelques fumeurs stationnés sur le parvis et leur bouche cracher de la vapeur d’eau, à laquelle se mêlent les volutes de la cigarette. Ce qu’il veut, c’est fumer à l’air libre. Coincé entre les brigadiers, il porte d’abord à ses lèvres la Marlboro puis le gobelet de café instantané, offerts par l’avocat. En savourant l’assaut du froid piquant qui s’engouffre dans ses vêtements et lui fouette les joues, il tire sur la cigarette. Après le léger tournis qu’elle occasionne, il sent battre son cœur puis circuler le sang dans ses membres dégourdis. Il faut qu’il parle au juge, qu’il dise la vérité. Il lui parlera de sa perte de connaissance. Et si le juge ne le croyait pas ? Il avait trop bu par-dessus les médicaments… Et s’il l’avait battue sans se rendre compte de ce qu’il faisait ? Mais avant qu’il ne puisse échafauder sa défense, il se retrouve à la barre, dans l’obscurité du tribunal. Face au juge qui énonce les charges retenues contre lui et se lance mollement dans un discours dont il ne comprend pas toute la teneur, il bout d’impatience, se mord les lèvres pour contenir les mots qu’il s’apprête à formuler en désespoir de cause. Mais le marteau s’abat sur le bois verni, les brigadiers se saisissent de ses avant-bras et il crie en se débattant :
— Je ne l’ai pas tuée ! Je ne l’ai pas frappée non plus ! Laissez-moi vous expliquer !
Les coups de marteau pleuvent par-dessus ses hurlements.
— Vous n’avez donc pas compris ce que je vous ai dit ? Vous êtes placé en détention provisoire, dans l’attente de votre jugement, qui se déroulera ultérieurement. Autrement dit, vous rejoignez la maison d’arrêt et vous vous expliquerez le jour de l’audience, aux assises.
Avant que la porte du fourgon ne se referme, maître Vogel passe la tête dans l’habitacle pour lui tendre un paquet de cigarettes avec un briquet rose et lui dit :
— Je viendrai vous visiter. Avez-vous quelqu’un sur qui compter ?
Il ne réfléchit pas, souffle le nom de Florian, persuadé que jamais son ami ne lui pardonnera l’impardonnable puis tourne la tête vers la vitre du fourgon qui s’ébranle, les yeux rivés sur les façades des maisons qu’il ne reverra plus. Au feu rouge, à quelques pas de la cathédrale, il entend sonner le glas et, alors que le fourgon démarre déjà, il aperçoit, horrifié, des croque-morts portant à bout de bras un cercueil qu’ils engouffrent dans un corbillard.