Premier Chapitre
Chapitre 1La Fouraie
17 Avril 1903
En ce jour sa vie va basculer. Il ne le sait pas encore, plus rien ne sera comme avant.
Comme chaque matin, sa mère Marie-Joséphine, l’a réveillé en lui déposant un baiser sur le front. L’étroite porte-fenêtre a du mal à laisser passer la lumière du jour qui se lève. Son lit est encore plongé dans la pénombre. A côté de lui, Hélène, sa cadette de deux ans, dort encore. Bien que la pièce soit petite, leurs parents ont pu aménager une couche à chacun. L’avantage d’avoir une sœur, ce n’est pas comme chez ses cousins Muller, à la Proutée, où les garçons doivent partager le même lit !
Louis-François son père, est déjà prêt à sortir :
Arrête Marie, tu vas nous le ramollir si tu le couves trop ! Notre Marcel est presque un homme !
Presque ! A huit ans, il a encore du chemin à faire !
Tu as raison. Je l’attends pour me donner un coup de main. Je veux passer au poulailler. J’ai entendu du bruit, peut-être un renard ou un voleur ? Ensuite je rejoins tes frères, nous labourons une de leurs parcelles.
Pourquoi si tôt ? Il fait un froid de canard, je suis persuadée que tout est gelé !
C’est possible. Avec ce froid, j’ai peur d’un retour de bâton après les températures exceptionnelles que nous avons eu en Mars. La végétation s’est réveillée, nos arbres fruitiers vont en prendre un coup.
Tu as raison. Heureusement que nous n’avons plus de vigne.
Oui, ça a été une bonne décision. Allez Marcel, presse toi, je t’attends au poulailler.
Marcel a du mal à s’extraire de son lit. La brique chaude que sa mère lui a mise au coucher, s’est bien refroidie pendant la nuit et ses pieds sont empêtrés dans le journal qui l’enveloppait. Il n’est pas gaillard pour affronter le froid ambiant. Peu vigoureux ce matin, au lieu de s’étirer pour « mettre la machine en route » comme dit souvent son père, il se ratatine sous le duvet. Un duvet en plume, œuvre collective des femmes du village. Sous la houlette de sa grand-mère Henriette, elles se réunissent à la veillée pour confectionner ces couvre-lits bienvenus lors des grands froids.
Marie-Joséphine s’active pour alimenter la cheminée et réchauffer la pièce. Son dernier né, Valentin qui a deux mois, commence à vagir dans son berceau. Il a encore le privilège de dormir avec ses parents, dans la petite mansarde que son père a aménagée judicieusement dans les combles. Une échelle permet d’y accéder, même si avec le bébé ce n’est pas pratique.
Allez Marcel, presse-toi, ton père t’attend. Je te prépare ton repas.
Oui, j’arrive. T’as vu Gustave ?
Marie-Joséphine se fige :
Quoi Gustave ? Qu’est-ce que tu veux dire ?
Je ne sais pas. Sur la photo, il est vivant ou il est mort ?
Qu’est-ce que tu me racontes ? Prépare-toi !
Sa mère est fâchée, il sait qu’elle ne supporte pas de parler de Gustave, et encore moins de la photo accrochée au-dessus de son lit. Alors, pourquoi l’y laisser ? Il ne va pas lui dire qu’il a vu Gustave lui sourire, ce serait chercher la taloche ! Pourtant il en est sûr, ce petit frère mort depuis deux ans lui a souri. Il aimait jouer avec lui, il commençait à bien tenir sur ses jambes et savait déjà prononcer son nom. Ils riaient tous les deux quand il criait « AAACEL ! ». En grand-frère protecteur, il imaginait tout ce qu’ils pourraient faire ensemble plus tard. La vie n’a pas voulu de Gustave, il ne reste plus que cette photo. Adossé sur un oreiller entre Marcel et Hélène, il semble dormir. Mais il est bel et bien mort.
Avec Hélène, une fille, ce n’est pas pareille, et Valentin est encore un bébé, il a peur de s’attacher à lui. Il serait trop malheureux si lui aussi devait mourir.
Marcel ! Je vais me fâcher. Tu retardes ton père !
Oui, j’y vais.
Marcel s’arrache à la douceur du lit et enfile précipitamment ses vêtements de la veille, restés posés sur ne chaise. Il fourre ses sabots de paille pour isoler ses pieds du froid. Il est prêt à partir.
Mange quelque chose avant de sortir.
Non, plus tard.
Comme tu veux.
En épousant Marie-Joséphine, Louis-François a rejoint à La Fouraie, la métairie tenue par Aristide son beau-père. Métairie qui jouxte celle de Victor et Alexandre ses beaux-frères. Les quatre hommes forment une belle équipe et s’entraident pour les gros travaux. En suivant son épouse, il a quitté la ferme familiale de la Prairie, où ses trois frères sont domestiques agricole avec leur père. Il ne s’est éloigné que de cinq kilomètres de ses racines.
Le décès prématuré d’Aristide a libéré sa métairie. Louis-François et Marie-Joséphine n’ont pas hésité, ils étaient volontaires pour prendre la suite. Ce qui a fait l’affaire du propriétaire et surtout d’Henriette devenue veuve avec encore quatre filles célibataires, qu’il devenait urgent de caser. Elle pouvait ainsi garder son logement.
Depuis, trois de ses filles sont mariées. La quatrième, Marie-Aimée, souffre depuis l’enfance d’une légère scoliose. Repliée sur elle-même avec ce qu’elle considère comme un handicap, elle vit avec sa mère. Elles se sont proposées pour échanger leur grand logement avec celui de Louis-François et Marie-Joséphine.
La venue de Valentin va accélérer le déménagement aux beaux-jours. Dans la « grande maison », du haut de ses huit ans, Marcel a compris qu’il pourra peut-être avoir un espace à lui. Là, il ne sera pas question de mettre la photo de Gustave au-dessus de son lit ! Il est convaincu qu’il lui fait des signes, qu’il veut lui parler.
A chaque fois que Gustave attire son attention, il se passe quelque chose. La dernière, c’était quand leur chien a été écrasé par l’auto du fils de leur propriétaire. Jeune homme arrogant, trop fier de montrer son véhicule, le premier du canton. Il faisait le tour de « ses métayers ». Le chien de Marcel, affolé devant cette nouveauté, courrait et sautait sur les roues en aboyant. Le conducteur, inexpérimenté ou insouciant, avait fini par le percuter. Il est mort sur le coup. Marcel avait retenu ses larmes. C’était son compagnon. On ne pleure pas pour un chien. Ce matin-là, il en était sûr, Gustave lui avait souri. Aujourd’hui, il croit bien qu’il a même ouvert les yeux. Il est inquiet et se demande ce que cette journée lui réserve.
Les fermiers de La Fouraie exploitent plusieurs hectares de céréales et élèvent des bovins à viande et des laitières. Seul Louis-François sait lire et écrire, et il entraine ses beaux-frères vers les idées nouvelles. Le milieu agricole s’organise et s’ouvre progressivement, les échanges sont favorisés par l’aménagement des voies de circulation. Même si La Fouraie en est à l’écart, les cultivateurs suivent de près les évolutions, elles alimentent souvent les conversations à la veillée. Il n’est plus question que de Syndicat Agricole, de Coopératives Laitières, de téléphone, de télégraphie, de moteur à explosion, de Chemin de Fer, même si chacun n’en mesure pas vraiment toutes les implications et que les anciens pestent contre « toutes ces diableries pas bonnes pour les hommes et la terre ! ».
Pour sa part, Louis-François rêve du jour où ses fils pourront aller étudier dans une école agricole. Il en existe déjà dans les grandes villes, « comme si le métier d’agriculteur s’exerçait en ville ! ».
Ce matin, le froid est accentué par un vent qui souffle de l’Est, le ciel est plombé, le soleil ne percera pas encore aujourd’hui. La journée va être chargée, ils ont prévu de labourer une grande parcelle chez Victor pour planter les betteraves destinées à nourrir les animaux. Ensuite il faudra s’occuper des choux, pourvu que les terres ne soient pas trop gelées !
Louis-François n’a pas voulu inquiéter Marie-Joséphine, cette histoire de poulailler l’intrigue, il est persuadé que ce sont des vols. Les renards sont moins discrets, ils tuent sur place et laissent des traces. En y allant tôt ce matin, comme il fait froid, il espère découvrir le fin mot de l’histoire. Sans doute un vagabond, il pourrait même l’embaucher pour quelques jours, s’il est à cours d’engagement. Il craint qu’une négligence du « visiteur indélicat » permette aux volailles de s’évader. Il a demandé à Marcel de l’assister pour lui apprendre à « avoir l’œil ».
L’air vif lui fouette le visage et transperce son paletot. Marcel court pour se réchauffer. Pour gagner du temps, il contourne la remise et se glisse entre l’étroit passage qui sépare la grange du toit à cochons. Il débouche à l’arrière du poulailler quand une ombre qui s’enfuit le percute. Il tombe à la renverse, sa tête heurte violemment l’auge en pierre servant d’abreuvoir aux poules.