Premier Chapitre
PrologueBuzzard, Kentucky, 1967.
Des larmes coulaient le long de ses joues pleines, emportant avec elles son mascara et le peu d’innocence qui lui restait. La douleur dans ses mains était atroce, mais cependant pas assez forte pour qu’elle puisse perdre conscience. Ce qu’elle ne voulait pas, parce que si elle avait une petite chance de s’échapper, il lui faudrait toute son énergie pour pouvoir courir le plus vite possible. Elle essaya de le raisonner, et elle le supplia de la laisser partir, mais plus elle insistait, et plus il riait. Assise sur le sol, les mains liées, elle sentait le bois sale et poussiéreux s’incruster dans la chair de ses cuisses.
Il chantonnait au lieu de lui répondre, comme s’il ne l’entendait pas : « Je m’balade tout’seule dans les bois, je m’balade en robe courte, je m’balade en quête d’aventure… la la la ».
À travers ses larmes elle avait du mal à distinguer l’intérieur de l’abri de jardin. Tout devenait flou et cela donnait un air encore plus effrayant aux formes qui pourrissaient, suspendues à des crochets au plafond. Elle n’arrivait pas à distinguer si c’était des rats ou d’autres animaux auxquels on avait amputé une partie du corps.
Il la tira brusquement par les pieds. Sa tête heurta le sol et elle se retrouva allongée. Il chantonnait. Elle se prit à regretter de n’avoir pas perdu connaissance, parce que son intuition, ce terrible sentiment auquel on ne croit jamais mais qui s’avère souvent être vrai, lui disait que ce qui l’attendait pourrait être pire. Elle sanglota et le supplia encore une fois de ne pas lui faire de mal.
Il lui dit qu’il ne pouvait pas s’arrêter. Il la retourna, et elle se retrouva à plat ventre. Le goût amer de la poussière du plancher lui envahit la bouche.
Elle le supplia de nouveau.
Il lui dit qu’il en avait besoin.
Elle sentit le métal froid d’une paire de sécateurs couper le côté de son slip.
Poker
nom masculin (Anglais poker)
1. Jeu de cartes pratiqué par deux ou plusieurs personnes, dans lequel les joueurs parient sur la valeur de leur main, le gagnant remportant la mise.
2. Tige métallique pour remuer ou attiser un feu.
Chapitre Un
Buzzard, Kentucky, juillet 1994.
— Tu n’es qu’un bon à rien. Tu ne feras jamais rien de ta vie ! Rien de rien !
La tirade n’avait duré que quelques secondes, et son père qui venait de le réveiller, était sorti de la chambre en claquant la porte.
Tim, l’esprit encore embrumé par le sommeil, l’avait entendu dévaler les escaliers. Dehors, le vieux moteur de la voiture avait rugi. Alors il s’était levé, et s’était approché de la fenêtre pour voir disparaître le véhicule dans un nuage de poussière.
Pourquoi fallait-il que son vieux s’énerve de bon matin ? Indifférent, il s’était recouché.
Il émergea à une heure de l’après-midi, ayant déjà oublié la dispute qui revenait à intervalles réguliers. Comme une douleur à laquelle on s’habitue, la vieille rengaine ne lui faisait plus aucun effet. Tim s’allongea dans le hamac installé sous le vieux porche de la cabane en bois. Située au fond d’une clairière dans les Appalaches, elle faisait office de résidence principale au père et au fils.
Il renifla. Il avait du mal à respirer, tant la chaleur de cette belle journée était dense. Mais cela n’avait pas beaucoup d’importance, parce que même en remontant jusqu’à son plus jeune âge, et bien qu’il n’y ait rien d’anormal avec ses poumons, Tim Norton ne se souvenait pas de n’avoir jamais pu respirer sans faire d’efforts. Sa mère disait qu’il avait de l’asthme, et son père exaspéré, répliquait que ces inspirations bruyantes, comme celles d’un plongeur qui remontait à la surface d’un lac, ce n’était que du cinéma, afin de pouvoir rester dans les jupes de sa mère.
Le soleil brûlant filtrait paresseusement à travers les grands arbres. Les yeux mi-clos, une canette de bière à la main, Tim regardait les particules de poussière flotter dans la lumière. Un bouquin intitulé « Réfléchissez et devenir riche » de Napoleon Hill, traînait sur le sol, un pli marquait la page douze. C’est aussi loin qu’il avait eu le courage de lire par cette canicule.
Il s'amusait à décortiquer des cacahuètes et à lancer les coquilles par-dessus la balustrade en bois. Le T-shirt qu’il portait depuis trois jours était parsemé de sel et de pelures. Il observait les écureuils hésitants, s’approcher pour étudier ses restes, dans l’espoir de découvrir quelque chose à manger ; ils étaient légion dans cette partie de la forêt.
Ce n’était pas qu’il n’ait rien à faire : son père avait aimanté sur le frigo une liste de tâches à accomplir, mais il n’y avait pas d’urgence. Tim ferait son taf, plus tard. Les listes n’étaient pas la seule chose que son père affectionnait. Il aimait aussi s’occuper d’un poulailler qui se trouvait sur la partie gauche du terrain, et qui fournissait des œufs frais. Il prenait aussi grand soin d’une mangeoire à oiseaux qui trônait sous le porche. La plupart du temps c'était les écureuils qui venaient voler la nourriture de la mangeoire. Parfois, avec un peu de chance, des moineaux venaient se poser là. Tim les regardait picorer en toute confiance, et si Pa’ n’était pas là, il prenait la carabine, puis en tuait un ou deux. Tim détestait les oiseaux. Tous les oiseaux, sans la moindre exception. Ces satanées bestioles étaient vives, mais quand il parvenait à en tuer une, il sentait comme une sourde excitation. La même que lorsqu'il ouvrait les pages du vieux magazine Playboy caché sous son matelas.
Aujourd’hui Tim n’avait pas le vingt-deux long rifle à portée de main, et il n’avait pas l’intention de se lever pour aller le chercher. Un moineau se percha sur la mangeoire, et commença à sautiller au milieu des graines. Tim attrapa la canette de bière presque vide qu’il avait coincée entre ses cuisses, et la lança sur l’oiseau. Le mouvement fit basculer le hamac et il rattrapa son équilibre en posant une main par terre. Une écharde se planta dans sa paume et lui arracha un juron. Le sachet de cacahuètes se renversa et s’éparpilla sur le sol, le peu de bière qui restait avait coulé sur son jean déchiré. La canette alla sa fracasser sur le pied de la mangeoire, ratant sa cible. Il soupira, se gratta les côtes de ses doigts maigres. C’était stupide de sa part. Comment pouvait-il espérer toucher l’oiseau ?
Maintenant que son jean était mouillé et son T-shirt taché de graisse, il se dit qu’il ferait aussi bien de se lever pour aller se changer et en profiter pour prendre une autre bière.
Grand et mince, les jambes arquées comme deux vieilles branches, Tim portait des cheveux blond-roux coupés en brosse, et une barbe de trois jours destinée à cacher le bas d’un visage couvert de taches de rousseurs. Ce physique ingrat disparaissait derrière un sourire chronique, et des yeux bleu-délavé légèrement écarquillés, ce qui mettait souvent ses interlocuteurs mal à l’aise : difficile de dire s’il se moquait ouvertement de vous, ou s’il était naturellement simplet.