Premier Chapitre
Pour ma fille, mon arc en ciel dans la nuit...La magie existe. Il faut juste ne pas vouloir grandir trop vite.
Et surtout, il ne faut jamais oublier
que nous ne sommes que des enfants déguisés en adultes...
1
Timothy
Tout commença le 30 mars 1998 dans la petite ville de Crossing-Miles.
Timothy Hopkins marchait dans la forêt. Il trottinait d’un pas léger en direction des hauts bois de conifères, tenant dans sa main droite sa boussole et dans l’autre une branche de peuplier qui lui servait de bâton de marche. Il avait enlevé les petites excroissances à l’aide du couteau suisse qu’il gardait toujours dans une poche dans son pantalon. Le bout de bois était aussi droit et lisse qu’un javelot. Sous ses pieds, les feuilles mortes crépitaient doucement au fur et à mesure qu’il avançait.
Il avait fait relativement doux pour la saison et le sol était sec. On ne voyait aucune flaque d’eau ou trace de boue, malgré l’humidité ambiante.
Il ne craignait pas de se salir car il avait l’habitude de traîner dehors aussitôt que le temps le permettait, passant de longues journées à jouer dehors, explorant les bois aux abords de sa maison tel un aventurier dans une jungle hostile. Il s’enfonçait toujours un peu plus loin dans les bois, sautant sur les troncs des arbres qui étaient tombés il y a quelques années de cela, se faufilant entre les fougères et les petits arbustes, se tortillant comme un asticot pour avancer dans la végétation qui par moment, devenait une véritable barrière végétale. Les bois étaient son domaine secret. C’était un lieu magique pour lui et même si d’ordinaire il ressentait une forme de solitude propre à beaucoup d’enfants de son âge, lorsqu’il se trouvait ici, il était heureux.
Malgré cela, il détestait rentrer chez lui en étant couvert de saletés. C’était moins les feuilles mortes sur ses vêtements, la terre sous ses ongles ou un quelconque souvenir qu’il aurait rapporté de ses expéditions qui le rebutait. C’était sa mère. C’était les paroles de sa mère. C’était ça qu’il détestait plus que tout. Celle-ci le rouspétait dès qu’il rentrait, se plaignant de devoir une nouvelle fois passer derrière lui pour nettoyer et par la même occasion, faire une lessive pour laver ses vêtements qu’il avait de nouveau salis. C’était à croire que les enfants n’avaient aucun esprit pratique et ne pouvaient jouer convenablement. C’était à croire qu’ils étaient obligés de se salir à chaque fois.
Il devait se déshabiller dans le sinistre garage avant de monter l’escalier menant au rez-de-chaussée de l’immense maison qu’il habitait avec ses parents et son petit frère. En général il se débarbouillait au lavabo et se changeait, mais s’il était trop sale, il se déshabillait alors carrément, montait les marches en culotte et filait tout droit à la salle de bain.
C’était son père qui avait fait construire la maison lorsqu’il qu’il avait un an. Au bout de presque deux années de travaux, la petite famille avait enfin aménagé et deux ans plus tard naissait Hopper, le fils cadet. Depuis, la majeure partie des travaux étaient finis mais il restait toujours quelques petites choses à faire, à revoir et à réparer. Le balcon par exemple, qui faisait tout le tour de la façade de l’Est au Sud, s’était légèrement affaissée et il fallait faire poser des piliers pour soutenir le poids de la structure en béton armé qui tomberait dans les années à venir, si rien n’était fait.
A l’étage, il y avait les chambres des enfants, une salle de bain condamnée et un débarras qui servait de stockage pour les bricolages faits à l’école, pour les vieux jouets dont plus personne ne voulait, pour les habits des garçons qui étaient trop petit maintenant - mais qui étaient de trop bonne qualité pour être donné à l’Armée du Salut - ainsi que diverses autres choses comme les décorations de Noël, de Pâques et Halloween. Tout était rangé dans des cartons soigneusement disposés sur trois étagères fixées sur le mur. Juste à côté, se trouvait une autre pièce dont les travaux étaient inachevés. À l’origine elle devait servir de chambre pour un troisième enfant. La conception de celui-ci avait été remise à plus tard, certainement pour le jour où les poules auraient des dents. C’était le seul endroit de la maison contrastait avec toutes les autres : les murs de briques étaient à nu, le sol n’était que béton poussiéreux sur lequel s’entassaient des outils et au plafond une ampoule pendait tristement le long de ses câbles électriques.
Le sol était jonché de lattes de lambris dont certaines avaient déjà été coupées en prévision de leur usage ultérieur, pour plus tard, bien plus tard, autant dire jamais. Dans un coin de la pièce se trouvait un gros rouleau de moquette de la même couleur bleue que celle qui se trouvait dans les autres chambres. Elle était rangée sous une bâche de protection, attendant elle aussi d’être posée à une date ultérieure. Tout autour, se trouvaient des pots de vis, de clous, des machines et une caisse à outils appartenant au père des garçons.
Il leur était formellement interdit de rentrer ici, leur mère leur expliquant que c’était trop dangereux à cause de tout le bric à brac qui traînait et qui aurait pu les blesser. C’était la version officielle et tout le monde s’y tenait. Pourtant, en filigrane, tout le monde, le père y compris, savait que c’était à cause de la saleté que les enfants seraient susceptibles de transporter dans le reste de la maison, que l’accès était strictement prohibé. Il était hors de question pour Sylvia Hopkins de passer après les garçons et de devoir nettoyer derrière eux.
Elle avait une sainte horreur de la saleté et se vantait à qui voulait l’entendre - surtout à qui ne voulait pas l’entendre - que sa maison était si propre que l’on aurait pu y manger par terre. Il ne faisait aucun doute que jamais personne n’aurait eu l’idée idiote de vérifier cette hypothèse de peur de subir sa foudre. Elle passait l’aspirateur dans chaque pièce de la maison deux fois par jour : une fois le matin pendant son ménage quotidien et une fois en fin d’après-midi pour nettoyer tout ce qui avait été sali durant la journée - autant dire pas grand-chose - mais un coup d’aspirateur semblait nécessaire.
C’était un rituel auquel elle tenait, et chaque jour, quel que soit le temps qu’il faisait, le jour de la semaine qu’on était et même si elle était grippée et avait de la fièvre, elle prenait son fidèle aspirateur Roventa et se lançait à l’affût de la moindre trace de poussière, de miette de pain ou quoi que ce fut, existant ou non. Cela la rassurait car elle avait besoin d’avoir le contrôle sur tout ce qui touchait à sa maison, qu’importait que celle-ci soit aseptisée et ressembla à une maison sur une brochure publicitaire. Les enfants avaient à peine sorti quelques jouets qu’elle apparaissait aussitôt derrière eux pour les sommer de ranger et ne pas qu’ils fichent le bazar. Ce qui comptait c’était l’ordre. Après tout, avait-on jamais vu une famille convenable vivre dans un capharnaüm ? Selon Sylvia c’était inconcevable, tout autant que de porter des vêtements sales ou de ne pas se tenir correctement à table.
Timothy s’arrêta sur le sentier et tourna la tête vers la droite. Il regarda quelques instants le mince filet d’eau qui descendait en contre-bas et vit quelques têtards qui ondulaient doucement. Il se pencha pour ramasser un galet de la taille de son poing. Il le contempla, le soupesa et essuya un peu de terre qui était collée sur sa surface. Il était aussi lisse qu’un œuf et Timothy se dit que c’était la plus belle pierre qu’il ait jamais vu de sa vie. Il décida de la garder et ouvrit le sac banane qu’il portait à la taille. Dedans se trouvait son manuel des Castor Junior, quelques petits cailloux trouvés précédemment dans une autre de ses aventures, un morceau de ficelle soigneusement enroulée sur elle-même, un stylo Bic, une loupe et son calepin. Il poussa le tout et réussit à faire une place suffisante pour que sa nouvelle trouvaille puisse y être logée en toute sécurité. Sa banane doubla de poids la seconde suivante mais il n’y fit pas attention. Il sécha ensuite ses mains humides sur son pantalon et reprit sa route.
Sa montre Power Rangers affichait treize heures quarante. Après un rapide calcul mental il réalisa qu’il aurait plus de trois heures encore pour jouer avant de devoir rentrer. Il savait qu’il irait tout de suite prendre un bain à peine aurait-il franchi la porte de la cave et que sa mère inspecterait chaque centimètre de son corps à la recherche de tiques. Cela ne le dérangeait pas. Il aimait prendre des bains et même s’il se sentait un peu gêné de se trouver nu de la sorte devant elle, surtout lorsqu’elle lui faisait lever les bras pour regarder sous ses aisselles et derrière ses cuisses - à la recherche de ces saletés de bestioles, comme elle les appelait - il s’en fichait. Tel un soldat lors d’une inspection, il levait un bras, puis un autre, se tournait, se retournait, sentant les mains froides de sa mère sur son corps et sentant le poids de son regard noir. Une fois que l’inspection était finie, elle tournait les talons, fermait la porte et il se retrouvait enfin seul avec ses jouets. Il n’aimait pas qu’on le touche. Il ignorait d’où venait cette sensation et souvent il se demandait si les autres ressentaient les mêmes sensations que lui. Il l’ignorait. Tout ce qu’il aurait pu affirmer avec certitude, c’était qu’il ressentait des frissons dans tout le corps lorsque quelqu’un posait ne serait-ce qu’une main sur lui. C’était déjà arrivé avec des camarades de classes aussi. Parfois l’un d’eux le touchait lors d’un jeu ou pour se pencher sur lui lors de la classe pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Il ressentait alors des frissons dans tout le corps et une violente décharge électrique le parcourait, comme s’il avait mis ses doigts dans une prise de courant. Ne pouvant en parler avec personne, il faisait avec, prenant sur lui, serrant les dents en attendant que ça passe. Cela ne durait jamais bien longtemps après tout.
Il pensa au bain qui l’attendrait plus tard et se dit qu’il jouerait peut-être avec ses Lego si sa mère l’y autorisait. En attendant, il aurait tout le loisir de jouer à l’aventurier dans les bois. Il savait qu’il n’irait pas jusqu’à la cascade aujourd’hui. C’était trop loin et en vérité cela ne l’intéressait pas. Il préférait chercher des trésors, regarder les arbres, les feuilles au sol, voir les rayons du soleil filtrer à travers les frondaisons, irradiant l’air ambiant d’une sorte de clarté verdâtre. Et puis, il avait une mission importante, une mission capitale : Il avait son projet secret.
Il entendit des voix venant dans sa direction et se cacha derrière un chêne centenaire. Le tronc était large et il s’y dissimula sans aucune difficulté. Les bruits des voix augmentèrent et il se rendit compte qu’il y avait probablement deux personnes qui descendaient le sentier à vélo. Quelques secondes plus tard, un couple passa presque devant lui sans se douter qu’ils étaient épiés. La femme rigola et ils continuèrent leur route. Une fois qu’ils furent hors de portée, Timothy sorti de sa cachette. Il retourna sur le sentier et reprit sa route.
Il ne se sentait jamais à l’aise avec les inconnus, même lorsque c’était des personnes croisées sur un trottoir, dans la rue ou comme ici en forêt. Quand il le pouvait, il se cachait, imaginant pouvoir devenir invisible aux yeux du monde. Il savait que ce n’était pas réellement possible mais il était assez discret pour se dissimuler rapidement si le besoin s’en faisait sentir.
On disait de lui qu’il était timide et renfermé. Cette notion était encore assez étrange pour lui, pourtant il était d’accord pour dire que les autres le mettaient mal à l’aise. A neuf ans, il n’aurait pas pu le formuler de façon concrète avec des mots et il est souvent difficile de définir ce qu’on prend pour la normalité. C’était une sorte d’impression qu’il ressentait au fond de lui. Cela arrivait même lors des repas de famille et bien souvent alors, il restait assis sur sa chaise, lisant un livre ou jouant à la Game Boy et ne parlait que si on lui adressait la parole. Il ne savait d’ailleurs jamais vraiment quoi dire, sauf si on lui parlait d’un sujet précis. Il aurait pu alors parler des heures entières, du moins l’imaginait-il, car ce n’était jamais arrivé qu’on lui laisse la parole aussi longtemps. Pourtant, du haut de son jeune âge il avait acquis certaines connaissances que la majorité de ses proches ignoraient. Son intérêt pour les sciences l’avait entre autre amené à apprendre par cœur le tableau périodique des éléments et il pouvait lister chaque divinité de la mythologie égyptienne et aztèque.
Il marcha sur un bout de bois qui craqua comme un os de poulet et il vit au-dessus de sa tête deux merles qui s’envolèrent de la branche sur laquelle ils étaient perchés. Il les regarda distraitement quelques secondes puis continua sa route. Après un quart d’heure de marche, le sentier se divisa en deux chemins distincts et il bifurqua sur celui de droite qui était le plus étroit des deux.
Celui-ci était beaucoup plus petit, large à peine d’une cinquantaine de centimètres. Il s’enfonça dans les bois. Il savait qu’à part les bûcherons, personne ne venait ici et il ne s’imaginait pas un seul instant que quelqu’un puisse venir dans les parages pour jouer. Environ deux cent mètres plus loin, il se trouva devant un petit tas de branchages posés de façon à camoufler sa cabane secrète.
Il les retira les uns après les autres avec un luxe de précaution. Une fois que cela fut fait, il contempla son œuvre quelques instants, puis se mit au travail.
...