Premier Chapitre
Je l’avais vu de l’étage surgissant comme un fou avec un cri terrible. Je l’avais vu s’acharner contre mon cher et tendre et j’avais compris… j’avais compris que plus jamais… plus jamais nous ne serions deux. La vérité m’avait terrassée me laissant sans voix… sans même un cri…Un cri… Une enfant, passant le long de la barrière, avait crié… mais sa mère l’avait emportée au creux de ses bras… lui intimant l’ordre de se taire…
« Chut »… en guise d’éloge funèbre… mon mari, ma moitié, mon cœur ne méritait-il pas mieux qu’un « Chut » et qu’une fuite éperdue ?
Il était mort. Je le voyais à ses mouvements de pantin désarticulé. Mais l’autre continuait de s’acharner… et je regardais, fascinée, le désastre de ma vie… résignée. Désormais, je ne serais plus qu’un… avec les enfants. Que leur dirais-je ? Comment allions-nous survivre ?
L’autre s’éloigna, fier de lui. Mais il se posta derrière un arbuste. Je savais que je ne pourrais pas m’empêcher d’aller retrouver mon cher et tendre… pour lui rendre un dernier hommage… et l’autre me guettait. Je savais le piège… je connaissais l’esprit retors de cette engeance. Je m’en étais ouverte à mon cher et tendre mais mes accusations de harcèlement ne l’avaient pas convaincu. Il pensait que j’affabulais quand j’affirmais l’autre en faction devant chez nous pendant des heures… immobile.
J’allais donc descendre et me recueillir… et certainement subir le même sort. Je déployai mes ailes grises…
…
A quoi en suis-je réduite ?… Voilà que je donne la parole à une tourterelle… Je deviens barje. Tout est prétexte à constituer la trame d’un roman. Tiens une fourmi ! Mais non, Bernard Werber s’en est déjà occupé… Tiens une araignée ? Entre Fred Wargas, J.K. Rowling, J.R.R. Tolkien, je suis à la ramasse. Une autre bestiole alors ? Un T-Rex peut-être ?!! Michael Crichton s’y est déjà collé. Suis-je donc désespérée à ce point ? J’aurais voulu écrire des tragédies, peindre des toiles monumentales et pour l’heure, il faut me contenter de petits boulots graphiques et d’illustrations de mensuels pour sortir de l’ornière de la vie. Je suis une directrice artistique sans personne à diriger : un vrai désastre !
— Maman, on est rentrées !
Oui j’entends.
— Tu viens prendre un goûter avec nous ?
Non je n’ai pas le temps.
— J’arrive ma puce.
J’éteins mon ordinateur. C’est cuit pour aujourd’hui. Si une idée lumineuse me traverse l’esprit, je la noterai sur une feuille volante… pour m’apercevoir avec un jour de recul que l’idée est ridicule mais, je l’amasserai dans le tas qui encombre mon bureau. Elle participera au puzzle improbable du best-seller de la décennie… du siècle oui…
Le téléphone sonne.
Je réponds la voix et le moral en berne :
— Allô… oui oui… hum hum…
Mon timbre monte dans les aigus. J’entends soudain le Boléro de Ravel ! J’entends mes neurones applaudir !
— Bien sûr. Pas de soucis… Hum ! Hum ! Oui ! Je vous rappelle pour confirmer la date…
Je raccroche et je file à la cuisine, boostée par ce coup de fil. Les filles me regardent entrer, ravies au départ puis avec une certaine méfiance : je suis trop excitée et comme je n’ai pas l’air de feindre, elles craignent le pire.
— Mes puces, il faut que nous parlions…
Elles me regardent avec encore plus de méfiance.
— J’ai décroché ce fameux poste…
— Lequel ?
Non, elles n’arriveront pas à gâcher mon plaisir.
— Mon dernier entretien…
— Oui et alors ?
— Alors, j’ai décroché ce fameux poste… nous étions dix postulants et… j’ai ré-u-ssi… il y en avait des plus jeunes et aussi des plus âgées… Je vous avais bien dit que j’avais été bonne !
Mia, ma grande de seize ans, soupire :
— Oui et même habitée, lâche-t-elle d’un ton morne.
— Habitée par qui ? demande Camille, ma petite de dix ans.
Mia lève les yeux au plafond devant la question de sa sœur qu’elle trouve d’emblée… idiote. Devant son attitude, Camille raccroche les wagons de son train et lance tout aussitôt :
— Habitée comme quand tu nous lisais une histoire ?… Genre Ursula ? Tu la faisais si bien que je ne savais plus si c’était toi qui étais à côté de mon lit ou l’horrible sorcière de la Petite Sirène…
— Et la bonne nouvelle, c’est que tu pourras travailler à distance ? la coupe Mia.
J’hésite :
— Non, pas vraiment. C’est là le hic… mais nous aurons un nouveau départ… ENSEMBLE…
Mia repousse son chocolat et Camille l’imite aussitôt.
Je plaide :
— Ce n’est pas facile de trouver un CDI et cela fait un bail que j’essaie dans le coin…
— Ben, t’as pas dû chercher beaucoup !
— Mia !
— Excuse mais on ne va pas hurler de joie…
— Ben non, souligne Camille.
— En plus, tu vas nous foutre en l’air notre année scolaire.
— Ne parle pas comme ça devant ta sœur !
— Elle en entend d’autres à l’école.
— Oui j’en entends d’autres… d’autres quoi ?
— De toute manière, je commence en août… Je n’ai plus qu’à fixer la date… avec vous…
Silence. Je n’ai pas réussi à les rallier à ma cause. Il faut que j’argumente encore alors que je voulais un peu de soutien… rien qu’un peu.
— Bientôt vous serez en études supérieures et les écoles coûtent très chères. Alors un CDI…
— Les études mais c’est pas encore pour tout de suite maman…
— C’est demain, Mia. C’est demain et je veux avoir les reins solides.
— Il y a papa…
Comment leur dire ? J’ai si peur que la garde me soit retirée pour la précarité de ma situation financière.
— Je suis une femme indépendante… et il m’aidera pour moitié mais pas plus.
Non, elles n’arriveront pas à me décourager, cependant mon cœur de maman saigne de les voir si perturbées… et pour cause, mon nouveau job est à quatre cents kilomètres de là.
— Et qu’est-ce que je vais dire à Maëva ?
— Et à ton petit ami ?
— Je n’ai pas de petit ami.
— Elle n’a pas de petit ami, répète Camille, les yeux brillants de larmes devant les sourcils froncés de sa sœur.
Pauvre petite, elle est si sensible.
— J’ai une vie sociale ici ! gronde Mia… même si tout le monde ne peut pas en dire autant.
Et toc, prends ça dans les gencives !
— Mia !
Elle se tait mais ses yeux furibonds sont éloquents.
Mon enthousiasme retombe comme un soufflé. Je n’ai pas leur aval. Néanmoins, je continue de jouer la carte de l’enthousiasme. J’ai loué un grand sourire… car, au fond de moi, je réalise pleinement que ce virage est traumatisant… et stimulant… mais traumatisant quand même. Nouveau travail. Nouvelles têtes. Nouveau cadre de vie. Et si tout allait de nouveau partir de travers, « en live » comme disent les filles… en live… loin… seules… Non, je dois considérer que c’est une opportunité… une chance même… une chance de nouveau départ et je me dois de la saisir au risque de ne plus en avoir d’autre… à l’instar de la foudre qui ne frappe jamais deux fois au même endroit. Je ne dois plus regarder en arrière et comptabiliser tout ce que je perds ou que j’abandonne. C’est décidé. Je me tourne vers l’avenir avec détermination (et un peu d’appréhension tout de même). Je vais nous bâtir une nouvelle vie… si pleine et optimiste que j’en oublierai celle-ci… et Mia et Camille ne regretteront plus ce nid encombré qui nous tient lieu d’appartement. J’en fais le serment car à quoi bon ce bouleversement si c’est pour tomber plus bas… pas plus bas (je ne pense pas cela possible) mais aussi bas.
Le pire sera de faire le ménage dans ma vie d’avant : je garde / je ne garde pas / je garde… et ne pas rester engluée dans les hésitations des souvenirs… et me projeter résolument pour déterminer l’utilité de toute chose dans mon… notre futur. Au cours de cette « purge », les filles dénicheront peut-être une part de leur genèse planquée au fond des placards… qu’elles planqueront au fond de leurs cartons. Et je fermerai les yeux… parfois ! C’est fou ce qu’on entasse. Donc je bazarderai le superflu. Mais qu’est-ce que le superflu ?… Décidément, je pense que ce déménagement sera une gageure !
— Nous allons rechercher une maison. Fini les apparts avec des voisins bruyants. On prend une belle villa avec un mur pour Abribus.
Entendant son nom, Abribus alias l’Inspecteur Babine dresse ses oreilles. Il me suivrait au bout du monde… du moment que je n’oublie pas ses croquettes. Pour les filles, c’est autre chose.
— Tu en as parlé à papa ? demande Mia.
— Ton papa vit en Angleterre.
Avec tante Pétunia, sœur aigrie de la mère d’Harry Potter… je l’imagine ainsi. Je sais, ce n’est pas très gentil mais qu’importe, la pilule a été dure à avaler. Apprendre qu’elle avait dix ans de moins que moi m’est resté en travers de la gorge. J’aurais préféré qu’il parte pour un homme… j’aurais même préféré être veuve… C’est dur à avouer mais ainsi, j’aurais gardé foi en l’homme. Seule la vie se serait montrée traîtresse.
— Faut quand même lui en parler.
— Mais évidemment…
Moi qui me voyais déjà dans les starting-blocks… Retour dans les charentaises… la partie n’est pas gagnée !