Premier Chapitre
Aujourd’hui, jeudi 16 mai 2030, Paris a accepté de laisser pénétrer le soleil dans l’enceinte de ses murs gris. Un peu de chaleur vient frapper mes fenêtres, la journée est idéale. Il est neuf heures trente, la douceur du printemps contraste enfin avec le froid glaçant et saisissant de l’hiver. Hélas, je n’ai guère la force nécessaire aux promenades, à peine celle d’enchaîner quelques pas. Je réussis malgré tout à ouvrir en grand les baies vitrées de mon modeste appartement, avec difficulté, mais détermination. J’y laisse entrer les premiers rayons que ce bon vieux Hélios accepte de nous offrir, enchantant, par là même, mes jours séculaires.Appuyée au garde-fou, j’aime contempler le monde qui s’agite en contrebas. Parfois, il m’arrive d’inventer une existence improbable à ces passants inconnus. À d’autres moments, je me contente de les observer, comme maintenant. Ainsi, j’admire ce jeune couple qui marche main dans la main. On dirait que l’un craint que l’autre ne s’échappe. Ils m’attendrissent. Je les vois sourire, et le bonheur irradie autour de ces deux êtres. Je les envie presque, perdue dans mes pensées, lorsque j’aperçois cette femme un peu plus loin qui se hâte tant, qu’on pourrait croire qu’elle veut fuir quelque chose. Elle semble avoir dépassé la trentaine et tient rageusement son cabas qui, d’où je suis, paraît être rempli de nourriture. Je ne savais pas qu’il était encore possible de subir la torture des courses à notre époque. La propension humaine à l’autoflagellation m’épatera toujours.
Son fils, un adorable bout de chou en jean bleu et pull rouge, essaie tant bien que mal de la talonner. Elle le tire par la main sans ménagement pour le faire avancer plus vite. Les pieds de ce petit garçon, qui ne doit pas avoir six ans, sont affublés de baskets reluisantes. Cela ne l’aide pourtant guère à suivre la cadence imposée. Sa mère va bientôt se contorsionner pour doubler les amants romantiques et tenter de ne pas les bousculer, entraînant son rejeton dans son sillage. Les préoccupations passent avant l’amour. Pas de temps pour s’attarder sur la vie qui nous entoure, à peine celui de respirer. Heureusement que c’est un réflexe, certains l’économiseraient pour gagner quelques précieuses secondes sur on ne sait quoi.
Je me désintéresse de cette fille d’Ève trop pressée, et décide de tourner mon regard vers la droite. Un homme âgé coiffé d’un béret promène tranquillement son chien. Si le curieux personnage est mon benjamin, sa génération n’est pas si éloignée de la mienne. Il déambule paisiblement, les mains dans le dos, tenant la laisse de ce qui ressemble à un caniche. Je ne m’y connais pas en races canines, cependant, je ne crois pas me tromper pour celui-ci. Les yeux du papy scrutent le paysage urbain qui l’entoure. Alors que sa parodie de Cerbère s’arrête pour marquer son territoire, il en profite pour détailler les feuilles d’un platane. Je sens maintenant ses iris qui se figent dans ma direction un instant. Je ne baisse pas les miens. Il finit par abdiquer et poursuit son chemin, toujours à une allure ralentie.
Lorsqu’on vieillit, on acquiert l’avantage de ne plus courir. De toute façon, on ne le peut plus. La déchéance veille, les priorités changent. On prend conscience qu’en cas de problème de santé, à l’hôpital, on est relégué au dernier plan. On se contente de prier pour que ça ne soit pas grave, faute de passer l’arme à gauche plus vite que prévu, abandonnés sur un brancard dans les couloirs. On souhaite ne pas perdre trop rapidement notre autonomie sous peine d’être placés en maison de retraite facturée à un prix exorbitant, sans que nous y soyons dignement considérés pour autant. Au fil des années, nous devenons chronophages pour ceux que nous avons mis au monde, et qui n’ont plus le temps de venir nous embrasser qu’une fois de temps en temps. C’est sans doute cela le plus douloureux. Moins compter pour les personnes à qui l’on a donné chaque seconde de notre existence, remplacés par des inconnu(e)s avec qui ils se contentent, à défaut d’être heureux, d’être le moins malheureux possible. Puis le travail, les transports, les enfants… Je ne blâme personne, il est tout à fait logique que chacun vive une autre vie que celle de ses parents et que les priorités évoluent avec le temps. Comprendre n’empêche pas la douleur.
Il me faut avouer que je suis ravie de rester à la maison, chez moi, tranquille. Ici, je suis loin de ces mouroirs moroses dans lesquels, même si l’on arrive en bonne santé, on décrépit en quelques mois, en attendant que la grande Faucheuse daigne nous en libérer. Les soignants y sont insuffisants pour s’occuper des « pensionnaires » ou des « résidents », c’est selon le qualificatif choisi pour nommer pudiquement les vieux. Ce verbiage pitoyable, mais politiquement correct, simule un ersatz de respect imaginaire qui ne change rien au traitement qu’on leur administre. À domicile, il est tout aussi difficile de trouver un personnel disponible, et surtout compétent. C’est même presque impossible. Tout le monde s’en fout. On n’intéresse désormais plus personne, rejetés au-delà des frontières de la société. Néanmoins, j’ai toujours refusé le principe d’un « destin figé ». C’est pourquoi à mon âge, je tente, pour me sentir vivante, de prendre les petits, tout petits plaisirs où je peux. Singulièrement, regarder par la fenêtre et me perdre dans mes pensées me procure une grande satisfaction.
Après que son maître ait amorcé un demi-tour et qu’il ait changé de trottoir, le chien du monsieur au béret vient de déposer un joli paquet sur le goudron. Ce vieux machin, que je présumais pourtant élégant — de loin certes et j’admets que ma vue me délaisse —, observe ce dôme chaud d’un air qui semble dédaigneux. C’est à cause d’individus pareils que nous rentrons parfois accompagnés d’une odeur dont on aurait voulu qu’elle reste au bas de l’immeuble. Nos mains, pas forcément protégées de gants, doivent alors décrotter nos chaussures, non sans que ces dernières eussent auparavant laissé une trace olfactive quasi indélébile dans l’appartement. Cela n’émeut pas le moins du monde ce vieux bourgeois défraîchi. Je me surprends à me réjouir lorsque je vois des hommes en uniforme vert s’approcher de lui et lui dresser gentiment un procès-verbal. Ils l’obligent, de surcroît, à ramasser les résidus de croquettes de luxe digérées par son toutou bien-aimé, qui a dû depuis bien longtemps remplacer l’affection de sa femme que j’imagine décédée. Bien fait pour toi, vieux bouc ! Pour une fois que la brigade canine, non seulement se trouve au bon endroit, et en plus fait son travail, je ne peux être que ravie. De ce point de vue, je reste persuadée que le durcissement de la législation à ce sujet a eu des effets plutôt positifs, car en 2019, Paris était classée première des villes les plus sales de France. Fort heureusement, depuis cinq ans, d’énormes efforts ont été mis en place et commencent à porter leurs fruits, notamment avec la création de « l’Unité Verte », une sorte de police de l’écologie et de l’environnement.
Cela suffit à égayer ma matinée ! Mes articulations sont douloureuses sous le poids de mon corps, et il me faut quitter le monde extérieur au prix d’une pesante géhenne. Avant cela, je jette un dernier coup d’œil à ce couple de sans-abris qui dort dans ma rue depuis plusieurs années. Ils y ont élu carton, à défaut de domicile. Je leur adresse un gentil signe de la main, et comme d’habitude, Samir lève la sienne :
— Bonjour, Blanche ! La forme ?
— Toujours là ! je réponds dans un sourire.
— J’espère pour longtemps encore. Bonne journée !
Ils sont adorables et très polis. Je les aime bien. Je descends quand cela m’est possible pour leur ouvrir la porte et la bloquer. Lorsque personne ne rentre après eux, ils ont la chance de dormir en sécurité avant de se faire déloger au petit matin. La plupart du temps, c’est cette acariâtre de Josiane, au deuxième étage, qui s’en charge en allant acheter son journal à l’aube. Mathieu et Samir m’ont expliqué que leurs familles respectives n’ont jamais accepté leur homosexualité ni leur différence de culture et de nationalité. Cette terrible chute vers les enfers à cause d’une divergence d’opinions est une hérésie parentale ! Mentalement, comme chaque jour, je leur souhaite d’être heureux.
Mes forces et la vie se retirent, petit à petit. Chaque geste autrefois si simple devient un véritable défi. Mes muscles semblent avoir quitté mon corps et le moindre mouvement que j’effectuais naguère sans y penser, me demande d’incroyables ahans aujourd’hui. Je m’étiole, lentement, irrémédiablement. Cent ans… cela représente si peu de temps à l’échelle de notre planète ; davantage, cependant que la majorité de mes congénères n’auront la chance de vivre. Au moins ai-je eu l’aubaine de venir au monde. Il est vrai que, comme la plupart des gens, la vie m’a joué de vilains tours, mais qui peut se targuer de n’avoir connu que des moments empreints de bonheur ? Je suis à l’hiver de mon existence, paraît-il. Moi, je préfère me persuader que je n’en suis qu’au printemps. N’est-ce pas la saison de la palingénésie ? Celle où tout semble renaître de la mort pour s’épanouir à nouveau ? J’ai toujours cru qu’autre chose de plus accueillant était occulté par ce mot sordide, que ce n’était qu’une sorte de pont, un passage pour ailleurs. J’ai presque hâte de savoir ce qui s’y cache, même si j’ai un peu peur de m’être trompée, et qu’il n’y ait rien, en définitive. Finalement, je me console en me disant que si c’est cela, je ne m’en rendrai pas compte.
Il est temps pour moi de préparer mon déjeuner. Un petit filet de lieu que je cuis dans du beurre, accompagné d’une pomme de terre écrasée dans un peu de lait et quelques haricots verts cuits, eux aussi, dans du beurre. J’y ajoute quelques brins de persil que je cultive dans une petite jardinière accrochée à la fenêtre de ma cuisine. Une gousse d’ail coupée et hachée vient accompagner mon petit plat. C’est peu de choses, mais c’est délicieux.
Le reste de la journée a globalement été inintéressant, ainsi qu’il en est d’habitude. Les jours, lassants, semblent s’égrener au compte-goutte, sur le rythme lent du tic-tac imaginaire d’une pendule que je n’ai pas. Je m’ennuie, car je n’y vois plus assez pour lire, mais grâce à la technologie et à mon casque, les livres audio me changent un peu les idées de temps en temps. Je n’apprécie pas le moins du monde la télévision, qui s’évertue à cracher des programmes ridicules et vides, aux fins, sans doute, d’un lavage de cerveaux à grande échelle. Heureusement que mon esprit est encore assez vif pour pouvoir s’évader seul, entrecoupé malgré tout par quelques siestes intempestives. La femme de ménage, que naguère nous appelions « la bonne », et l’aide de vie sont passées vers quinze heures, ma toilette est faite.
Au dîner, j’ai mangé mon bol de soupe quotidien. Depuis mon enfance, j’adore le potage, quel qu’il soit. C’est un mets assez nourrissant dont la dégustation reste aisée. Pour moi seule, il me suffit de consacrer une dizaine de minutes à éplucher deux ou trois légumes, de les accompagner d’un cube lyophilisé aux fins de sel, et de jeter le tout dans de l’eau bouillante. Cuisiner est une occupation que je parviens à exécuter sans aide, ce qui est plutôt plaisant et valorisant. Parfois, quand j’en ai le courage, j’y ajoute des croûtons préalablement frottés d’ail. Je déteste leur brouet déjà prêt, avec un goût passe-partout et lissé, rempli de cochonneries juste là pour nous empoisonner, sans compter le coût exorbitant et les déchets que cela génère dans les poubelles.
Je m’aperçois, en écoutant la radio, qu’il est vingt heures vingt. J’ai toujours aimé les moments tels que celui-ci, douze heures douze, dix-sept heures dix-sept… ils semblent avoir quelque chose de singulier, une sorte d’importance particulière. Comme s’ils jetaient à la figure des autres minutes jugées trop simples : « Regardez, JE suis spéciale, JE suis la jumelle de l’Heure ». Une supériorité temporelle qui appelle un événement tout aussi supérieur. En effet, toutes n’ont pas l’apanage d’aspirer à cet honneur. Seules les vingt-trois premières peuvent s’en enorgueillir.
C’est le moment pour moi de me glisser péniblement dans mon lit et, en un dernier hommage, j’attendrai que mon radio-réveil affiche mes chiffres fétiches : vingt-deux heures vingt-deux. Je vais m’évertuer à les atteindre, sans les dépasser, sinon ça serait une tragédie, un raté total. Non, ce soir est un soir spécial. Pour cela je veux un envol magnifique, un décollage en première classe, à cette heure précise, intime et espérée de moi seule probablement, comme une sorte de secret jamais dévoilé, enfoui au plus profond de mon âme. Cette heure où je vais connaître la vérité, celle qui suscite tant de fantasmes et d’hypothèses, des plus sages aux plus fantasques, tant de mystères, de rêveries et de questionnements. Moi, Blanche Archin, je vais savoir ce qu’est la mort. À vingt-deux heures vingt-deux. Enfin, je l’espère...
Tout est prêt en tout cas. J’ai mis mes plus beaux vêtements pour l’occasion. Je suis parvenue à enfiler une lingerie neuve, blanche en dentelle. Je la trouve ravissante, bien que cela ne soit plus de mon âge depuis trop longtemps. En outre, je me suis habillée d’une robe assez ample dans laquelle je me sens à l’aise. Elle comporte de petits motifs que je peine à distinguer. Lorsque je l’ai achetée à la boutique juste en bas de chez moi, la vendeuse n’a pas réellement su me dire ce qu’ils représentaient. Malgré tout, elle me plaît et sa couleur mauve pâle me rassure, et puis elle était assez facile à revêtir, ce qui est loin d’être négligeable. De la même manière, j’ai voulu me coiffer avec un chignon haut tenu par d’antiques épingles, et je me suis légèrement maquillée aussi. J’ai envie d’être chic pour ce moment, malgré le temps qui veille à m’enlever ce privilège. Mes joues se sont creusées au fil des années, ma peau relâchée et les rides qui sillonnent mon visage me défigurent à présent. L’érosion de la vie qui me quitte laisse pourtant deviner que jadis, j’étais une belle femme. On n’en profite jamais assez...
Afin de m’occuper un peu, je scrute les murs, le plafond et l’univers qui m’entoure, que je connais si bien. Je me rends compte que c’est étrange, les choses ont une allure différente ce soir. Je redécouvre mon appartement, comme si je le voyais pour la première fois, à travers les yeux d’une autre, simplement parce que je prends le temps de l’apprécier sous des angles hétéroclites, de m’y attarder avec un regard nouveau. J’observe des taches que je n’avais pas remarquées avant. Tous mes sens sont en éveil. Celle-ci se transforme en oiseau sans que je sache dire lequel ; je suis loin d’être calée en ornithologie. Cette autre a l’allure d’un renard ou d’un lapin, que ma mère aurait pu cuisiner en civet. Tiens, la Norvège apparaît juste au coin droit de ma porte. La peinture des cloisons de ma chambre a l’air aussi vieille que moi, et il doit en être de même dans tout mon logis. Je m’aperçois avoir largement négligé la décoration de mon deux pièces. À quoi bon, maintenant ? De toute façon, en y réfléchissant, les futurs propriétaires vont probablement le refaire entièrement à leur goût. En fin de compte, j’ai bien fait de ne pas gaspiller mon argent dans une réfection inutile. Je n’ai jamais été une grande dépensière. J’écoute le silence dans lequel je perçois tout de même de rares sons, et il me semble qu’il y règne une atmosphère, un calme inhabituel.
Je m’imprègne de chaque seconde qui passe, et je me perds dans mes pensées. Je replonge dans le film de mon existence, de toutes ces années où j’ai été l’actrice principale de mon devenir. Alors bien sûr, mes erreurs me rongent, mes regrets, mes peines et mes tristesses me hantent, néanmoins, je préfère les refouler. Je refuse de m’attarder sur ce qui m’a trop longtemps consumée à petit feu. Je repousse également cette culpabilité de n’avoir pas eu le courage d’être la femme que j’aurais voulu devenir. Je m’oblige plutôt à repenser à tous les bons moments, ces instants magiques et fugaces, laissant une empreinte indélébile dans notre âme. Je parle de ces actes manqués, de ces moments éphémères échangés qui serrent le cœur puis disparaissent à jamais, tels une étreinte furtive, ou le sourire et le regard d’un enfant. Même si ma vie n’a pas toujours été facile, au moins ai-je eu ce privilège, que seuls les vivants ont eu l’apanage de connaître, celui de séjourner dans notre monde. Je remercie mes parents pour cela. Grâce à eux, j’ai pu exister.