Premier Chapitre
Extrait de pensée d’Ilyana Thélès, Ilthéanne en quête de survie :« Rien ne saura arrêter ma course. Mon peuple compte trop sur moi pour sauvegarder ce qu’il reste des siens. J’irai jusqu’au bout. Jusqu’à la lie de cette quête. Quitte à faire couler le sang sur mon chemin et à me laver avec si cela s’avère nécessaire. Je ne flancherai devant aucun obstacle, aucune abolition, aucune épée… Seul le trépas saurait me terrasser. Oui, seul le trépas. Lui qui se trouve si proche de moi en ce moment même. Si insidieux. Il insémine mon corps à mesure que je perds mon eau. Il m’emporte en sa combe asséchée, me tiraille vers sa terre craquelée et avide de chair fraîche.
Mais le trépas ne me connaît guère…, il ignore tout de la rage qui m’habite ; des armes de sang et de colère que je me suis forgées sous le joug de la douleur. Il ignore ma permanence, ma hardiesse, et mon énergie.
Il ignore que je ne suis pas une fragile Humaine… »
Une vieillarde. Voilà à quoi elle devait ressembler aux yeux du monde, sous ses lambeaux de peau croûtée, ses yeux vides et sa chevelure oubliée. Ses vêtements n’étaient plus que haillons déchirés par le sable, éreintés par le vent cinglant qui n’avait eu de cesse de vibrer sur son corps las. Tout en elle transpirait de souffrance : ses organes la happaient vers le sol comme des pierres dans une besace et ses pieds martelaient leur harassement à chaque nouveau pas qu’elle faisait. Mais elle se moquait bien des souffrances à présent. Elle savait qu’elle venait de vaincre la mort de justesse en apercevant les hautes murailles blanches de son but… Ilya venait de traverser la partie la plus désertique des Plaines pour enfin entrevoir Faolan, cité des Loups.
Elle n’avait entendu parler de ce territoire que très brièvement et de façon plutôt foudroyante. Les habitants de son propre territoire, la Terre des Nymphes, étant les exacts opposés de ceux de Faolan. Les hommes et les femmes Nymphes représentaient un peuple érudit et pacifique qui ne se souciait guère du sort et des conflits du reste d’Eathran. Leur peuple, selon la légende, avait quitté les profondeurs de l’océan il y a des milliers d’années et s’était installé sur les plages de la côte sud-ouest pour y vivre des jours paisibles. Faolan, elle, était réputée pour abriter un peuple féroce, enrubanné dans les traditions de la terre et les légendes des forêts. Le territoire lui-même étant assez isolé des contrées maritimes et ne les portait guère pour amies. Ses habitants avaient su tirer profit des denrées sauvages de la terre et de la faune sylvestre, devenant ainsi un peuple de chasseurs aguerris.
Ilya avait donc quitté sa patrie et traversé les immenses Plaines à contrecœur, non sans une certaine crainte de se retrouver face à une ethnie si différente. Mais sa quête était trop importante pour renoncer et faire demi-tour maintenant. Elle devait absolument trouver des réponses et avait décidé de commencer par la sanglante Cité des Loups, qui abritait une des plus grandes bibliothèques du pays. Apercevant enfin les portes de la cité blanche, Ilya souffla et se sentit soulagée à l’idée de pouvoir enfin boire de l’eau. Les Êtres-des-Eaux étaient des créatures à l’apparence humaine qui n’avaient nul besoin de se nourrir mais il leur était vital de s’abreuver considérablement, chose qu’Ilya n’avait pu faire depuis presque deux jours : elle avait terminé toutes ses réserves et avait fait l’erreur stupide de s’éloigner du fleuve Misha pour gagner du temps. Quelle sotte je fais ! La Nymphe était épuisée et son corps se desséchait dangereusement. Le soleil avait tanné sa peau blanche jusqu’à crevasser son épiderme de sillons infâmes et noirs de poussière. Ses grands yeux accusaient un bleu délavé et ne pouvaient plus s’ouvrir entièrement tellement la soif les criblait d’âpreté. Elle se réjouissait de pouvoir enfin atteindre la Cité qui était si célèbre pour sa fraîcheur et ses coins ombragés. Ilya ne pensait plus qu’à ça : la froideur des murs recouverts de mousse, la terre humide qui se dérobe sous les pieds des citadins et la sensation de l’eau fraîche qui s’écoule dans sa gorge. Plus qu’un kilomètre ou deux et elle pourrait enfin mettre un terme à sa souffrance ; enrayer la mort qui guettait aux portes de son corps. Elle pourrait enfin se toiletter également, un rituel qui lui manquait tout aussi cruellement que son abreuvement vital. Ses cheveux devenus gris étaient en bataille et retombaient mollement sur ses frêles épaules toutes poussiéreuses. La partie désertique avait recouvert ses vêtements et sa chevelure d’un sable fin, si bien qu’on ne pouvait apercevoir que ses yeux bleus pourtant mi-clos, qui étaient les seuls à montrer un peu de couleur et de vie sur le corps décharné.
Ilya arriva devant les portes de la ville et y pénétra sans cette peur au ventre qui l’avait envahie pendant tout son périple. Elle n’avait plus qu’une idée en tête : boire. Elle aperçut une immense fontaine et s’y rendit en claudiquant, tant sa fatigue l’appesantissait. Ses membres étaient en train de la trahir et voulaient la terrasser pour qu’elle cesse de les faire souffrir plus longtemps, elle le savait. Mais son esprit inflexible ne les laisserait pas faire… Ilya tint bon et arriva jusqu’à la fontaine de pierre. Ne regardant même pas autour d’elle les architectures de la Cité des Loups, elle plongea sa tête entière dans l’eau glacée et ouvrit la bouche pour laisser le délicieux liquide pénétrer son corps. Ses épaules se délassèrent instantanément, et son corps tout entier se détendit de soulagement. Ses cheveux reprirent leur teinte noisette originelle, sa peau se tendit, comblant crevasse et sillons d’une pulpe épidermique bien rose. Tout son corps se transformait à mesure que le précieux liquide envahissait ses veines. Elle resta ainsi, la tête plongée dans l’onde pendant quelques minutes, jouissant de cette fraîcheur et de la vitalité qui recommençait à l’habiter. Les Êtres-des-Eaux pouvaient rester sous l’eau beaucoup plus longtemps que les Humains. Ilya ne se priva pas de se servir de ce pouvoir dont elle perçut enfin toute l’utilité. Elle sortit la tête du bassin, sa peau blanche et parfaite recouverte d’une fraîcheur nouvelle. Sa chevelure épaisse teintée de brillance et de reflets mordorés. Ses yeux avaient recouvré la profondeur azurée de l’océan, ainsi que leur détermination… Elle était revenue. Belle, forte et insondable. Ilya venait de vaincre la mort mais point sa fatigue. Légèrement ragaillardie, elle décida de se reposer et de réfléchir un peu avant de poursuivre sa quête.
Elle s’assit contre la fontaine et commença à se détendre. Une sensation humide et agréable envahissait son corps encore écorché par la sécheresse du sable et des taillis féroces. Le breuvage courrait en ses veines comme une douce écume qui clapote contre la coque d’un bateau. Lentement. La fraîcheur de la pierre ravivait son sang de Nymphe et l’emportait dans une douce mélancolie où elle décida de s’apaiser un moment.
FAOLAN
Trois heures plus tard, alors que la nuit commençait à tomber, Ilya fut réveillée par des sons étrangers qui la tirèrent brusquement de ses songes. Ses yeux mi-clos découvrirent la cité dans la fraîcheur du soir et n’y rencontrèrent que des murs gris, imperturbables de tous côtés. Le puits contre lequel elle s’était appuyée trônait au beau milieu d’une placette dallée grossièrement et érodée par la pluie, si bien que son postérieur en découvrit douloureusement tout l’inconfort. Plusieurs escaliers vétustes aux marches vermoulues s’échappaient de part et d’autre de la placette pour se cacher dans les murs épais de granit qui avaient, semble-t-il, gangréné la ville entière. D’où elle se trouvait, tout n’était que pierre brute d’où émanait une odeur nouvelle et si particulière à son nez de Nymphe. La roche, chargée de pluies fréquentes et recouverte de mousse, dégageait des senteurs rudes et citadines rappelant l’austérité d’une geôle. Me voilà bien loin de chez moi, se dit Ilya.
Son pendentif opalescent s’agita soudain et commença à émettre une lumière bleutée, presque ténébreuse. Ilya savait qu’elle allait encore devoir s’immerger dans les pouvoirs de l’orbe et découvrir les révélations que ce dernier allait lui communiquer. Elle caressa la petite boule opaline sertie d’argent qui pendait au bout de la chaîne, ferma les yeux, et fut projetée par la pensée dans une vision inquiétante : tout était calme ; elle était revenue sur les plages de son territoire, apercevant l’immense Palais de Nacre sous le ciel bleu et entendant le doux bruit des vagues qui venaient lécher le sable. Elle dirigea son regard en direction des Marais d’où s’échappait le bruit refroidissant de plusieurs pas lourds qui marchent à l’unisson. De l’autre côté, aux alentours du palais, elle entendait les rires des enfants et des Nymphes qui se préparaient aux célébrations et aux prières de la semaine. Les bruits de pas se rapprochaient d’elle et, alors qu’elle scrutait les arbres dissimulant le marécage, son regard se figea sur des créatures à l’apparence cauchemardesque qui s’avançaient en groupe vers le château. Grandes et longilignes, de corpulence humaine, elles possédaient des yeux totalement noirs, comme d’immenses pupilles de biche, et des ailerons tranchants sur les avants bras qui leur permettaient visiblement de se défendre ou d’attaquer. Leur crâne se prolongeait sur l’arrière et tombait en pointe jusqu’à la naissance de la nuque. Leur peau putride et sale avait la couleur du marais et la viscosité des algues. La bouche était presque inexistante mais laissait découvrir de minuscules dents acérées. Visiblement d’origine marine, avec leurs ailerons sur les bras, les créatures avançaient rapidement, leurs intentions ne semblaient pas pacifiques. Les Nymphes ne s’étaient pas encore aperçues de la venue de ces visiteurs belliqueux et Ilya ne pouvait malheureusement pas les prévenir. Le pendentif lui révélait la composition d’un jour à venir sous la forme d’une vision sur laquelle elle ne pouvait interagir. Les images qui suivirent furent insupportables et l’impuissance de la Nymphe devint un supplice. Les créatures des marais foncèrent sur le peuple, qui ne put se défendre tellement sa surprise était grande. Sans pitié, les créatures n’hésitaient pas à utiliser leurs ailerons pour trancher la gorge des enfants et mutiler les corps des adultes. Elles s’étaient massées contre les hauts murs du château dépourvu d’enceinte et écrasaient les Êtres-des-Eaux contre la pierre froide en les démembrant cruellement et les aplatissant jusqu’à ce qu’ils étouffent. Le sang pourpre avait déjà envahi le seuil du château mais les créatures continuaient leur massacre, enfonçant leurs ailerons dans la poitrine des habitants ou leur creusant une fente ensanglantée dans l’abdomen. La terreur avait envahi les yeux et les corps des Nymphes qui tentaient de s’enfuir pour échapper à leur sort funeste, mais les êtres des marais, rapides et agiles, arrivaient toujours à les rattraper pour les abattre froidement. Ilya ne pouvait plus supporter la vision de ce massacre, mais elle était condamnée à observer ce malheur à venir jusqu’à ce que le pendentif ne la ramène à la réalité. Elle qui aimait tant son peuple et son Territoire, se voyait forcée de regarder leur sang se déverser sur le sable immaculé. C’est alors qu’elle aperçut l’Intendante Ligéia, haute figure du Territoire des Nymphes, sortant du château entourée par deux créatures qui la maintenaient de force et la faisaient avancer sur la place du Palais. Les Nymphes qui avaient survécu étaient elles-mêmes retenues par d’autres monstres qui les forçaient à regarder leur Intendante. L’une des créatures tenant Ligéia Thélès émit un cri de rage en direction du peuple et abaissa sa main palmée en direction du sol. Il se courba et ramassa une poignée de sable non souillé par le sang en la regardant avec mélancolie. Ilya perçut à ce moment-là une certaine faiblesse émanant de la créature, sans pourtant comprendre ce geste dépourvu d’intérêt. Immergée dans sa vision, elle se détacha un moment pour essayer de comprendre la valeur de cet acte mais n’y trouva pas de sens... La créature qui empoignait l’Intendante resserra son étreinte tandis que l’autre fit un geste rapide, laissant son aileron dessiner un trait meurtrier dans la chair de la captive. Le sang se déversa en torrent de la carotide de Ligéia Thélès, qui perdit rapidement la vie sous les cris d’affolement et de désespoir de l’assemblée. Dans un dernier souffle étouffé par les cris de désespoir de son époux, l’Intendante laissa s’échapper un dernier mot :
« Ilyana… »
Revenant d’un seul battement de cils à la réalité, Ilya se releva brusquement et aperçut les hautes maisons de Faolan autour d’elle, qui commençaient à se plonger dans la pénombre du soir. Elle mit un moment à se repérer et à revenir dans le présent, bouleversée par le triste spectacle auquel elle venait d’assister. Elle savait que la vision qu’elle venait d’avoir pouvait se produire dans l’avenir mais elle ignorait quand exactement. Les Nymphes n’étant pas des êtres qui vieillissaient aussi vite que les Humains, elle ne pouvait définir si l’Intendante était beaucoup plus âgée qu’à son départ dans sa vision. Elle était surtout meurtrie par le dernier mot qu’elle avait prononcé, qui n’était autre que son réel prénom, et fut effrayée à l’idée de ne pouvoir revenir à temps pour empêcher cette tragédie de se produire.
Ilya sécha ses joues pleines de larmes, décidée à ne pas s’attarder plus longtemps à découvert. Il lui fallait poursuivre son périple afin de trouver les réponses qui pourraient aider son peuple à éviter le sort funeste qu’elle venait de vivre. Elle ne pouvait s’imaginer que les problèmes qui l’avaient fait quitter son territoire avaient telle origine. Ilya aimait sa patrie par-dessus tout et ne pouvait se résoudre à l’abandonner à son sort. Elle trouverait les réponses aux souffrances qui étaient apparues depuis peu sur les Terres des Nymphes, elle découvrirait quel était le mal qui rendait les enfants malades et la plupart des mères stériles. À présent, elle devait aussi mettre un nom sur ces immondes créatures qui étaient peut-être la cause de tous les maux de sa Cité-Maîtresse : Ilthéa.
Le pendentif l’avait finalement bien aidée. Elle pouvait à présent partir à la recherche de l’unique objet qui pourrait enfin sauver son territoire et le délivrer du mal qui l’assaillait. Mais pour cela, elle devait remonter aux origines des Êtres-des-Eaux, de leur arrivée sur ce Continent et de la création de leur terre. Origines qu’elle ne pourrait retrouver consignées que dans Le Livre Sacré des Nymphes, perdu depuis des centaines d’années lors de la Guerre Blanche.
Ilya décida donc de se mettre à la recherche de la bibliothèque de Faolan, où patientaient les plus grands ouvrages du passé et de l’histoire d’Eathran, avec l’espoir de pouvoir étouffer ces images atroces dans sa tête.