Premier Chapitre
Turenne, Corrèze, Novembre 1895.- Mon Père, j’ai tué.
Le confessé avait avoué. Tremblant, il ne contenait plus les larmes qui creusaient le sillon de ses joues. De l’autre côté de la paroi, protégé par une grille en fonte rouillée, le tout nouveau représentant de Dieu ne laissa filtrer aucun mot. Les quelques conseils dispensés au cours des années au séminaire ne l’avaient en rien préparé à la réalité.
En cas de confession de cette nature : rester distant, responsabiliser le coupable, lui faire peser le poids de la pénitence, lui augurer un salut incertain et des flammes infernales. Procédure inutile. La tête du jeune père Vincent s’embrouillait, s’embourbait. Il avait reconnu l’identité du condamnable, l’aîné des enfants Bartholon : Pierre. Maintenant, il fallait faire face, ne pas flancher.
L’ecclésiastique, peu entraîné, se racla la gorge et avança le cou. Mais sa voix resta éteinte. Muet, il était incapable d’apporter le moindre signe de sentence et de rédemption à sa brebis égarée. Le confesseur se sentit aussi coupable que le confident.
Une goutte perla de son front et tomba sur son écharpe verte pour y imprimer une tâche qui s’étendit. Le prêtre leva ses yeux gonflés et essaya de reprendre un peu d’air par l’ouverture découpée dans le plafond du confessionnal. De sa paume, il épongea la sueur. Un bruit sec éclata. Le pénitent venait de marteler d’un coup de poing la plaque ferrée qui séparait les deux hommes. Le père Vincent coupa sa respiration ; Pierre Bartholon expira un souffle chargé de tension. Le criminel colla son visage rougi contre le fer froid dans l’espoir de croiser le regard du confesseur. En vain. Un soutien désespéré lui était nécessaire. Répudié, ses orbites se contractèrent de nouveau.
- Mon Père !
L’appel avait été agressif. Pierre frappa sur la cloison qui vibra avec fracas. Il frappa encore et encore. Sa rage l’emportait, il perdait tout contrôle ; l’église et ses voûtes centenaires résonnaient de ses coups.
- Pourquoi ne répondez-vous rien ?!
Le prêtre baissa la tête. Dix années de préparation. Dix années de formation. Dix années d’appréhension. Pour une confession, un homme de Dieu doit être dans la compassion, à l’image du Christ face au pécheur. Mais pour un crime - acte singulier et inhumain - il fallait acculer le confessé, le placer face à l’abomination, lui faire peur ! Mais quelle utilité aujourd’hui? Le coupable avait avoué, pleinement conscient de sa faute, et quêtait la charité. La détresse du jeune Bartholon réveillait la pitié de l’homme d'église. Le prêtre tourna son visage vers le repentant. Il était sur ses gardes. Il ne devait pas se mettre en danger. S’il montrait le moindre signe de faiblesse, à son tour, il craquerait. Quelques secondes encore. Puis il répondit froidement :
- Mon fils.
Enfin, cette voix. Symbole d’un soutien divin. Un soupir de soulagement. Ne voulant perdre ce contact, l’égaré ravala sa salive et enchaîna :
- Après toutes ces années, je me suis opposé à lui. Je l’ai interrompu dans ses reproches, face à la vie qu’il voulait m’imposer ! Je le tenais à ma merci, en joue! Vous entendez ?
- Je vous entends et vous comprends, mon fils, répondit le prêtre d’un ton faussement placide.
- Comment pouvez-vous me comprendre ?! lança Pierre violemment, comme s’il se parlait à lui-même.
Un silence. Puis une nouvelle salve.
- J’ai tué ! J’ai tué mon propre père !
Pierre Bartholon ravala un sanglot.
- J’étais si stupéfait en le voyant s’effondrer. Je me suis dit : “Pierre te rends-tu compte, tu t’es libéré. Tu as pris ta destinée en main”. Mais quelques instants plus tard, constatant qu’il ne bougeait plus, cette confiance que j’avais si âprement bénie s'évanouit. Je n’étais finalement qu’un vulgaire assassin. Alors, j’ai paniqué ! J’ai paniqué ! répéta-t-il, accablé par le chagrin et la honte. Ma pauvre mère...
Sa voix se cassa. Le prêtre avait capté cet appel au secours. Une tignasse de cheveux bruns s’agitait de l’autre côté de la grille.
- Je n’ai pas prémédité cet accident. Je voulais lui faire peur, reprit-il en posant sa main sur la cloison. Vous me comprenez ! La détonation est partie toute seule. Et je me suis enfui...
Le confesseur, prostré et mal à l’aise, ne réagissait pas. Le confessionnal se rétrécissait, l’air y était devenu sec, chaud, irrespirable. “Dieu pardonne, il me protège”, se chuchotait le père Vincent tel une comptine, la tête plaquée en arrière contre la paroi de bois. Un nouveau coup de poing le fit sursauter.
- Aidez-moi !
- Répétez dix Notre Père et dix Je vous Salue Marie ! Puis, disparaissez.
- Comment ? bégaya le coupable décontenancé.
- Dix Notre Père et dix Je vous Salue Marie !
Pas de réponse.
- Mon fils ?
Vide. Pierre Bartholon s’était échappé sans attendre l’absolution. Le père Vincent identifia des bruits de talonnettes cloutées qui s’éloignaient rapidement sur le dallage usé. Quelques secondes encore ; puis plus rien. Un dernier souffle et il tourna le loquet de la porte. Le craquement de celle-ci résonna dans l’arche de la vieille église. Dans la contre-allée, ses pas lourds se succédaient machinalement.
Une seule paroissienne était présente à cette heure, Marie Rabotte. Chaque matin, toujours à la même heure, la bigotte égrenait patiemment son chapelet au creux de sa main. La dame portait habituellement une robe de toile stricte et noire à corsage boutonnée très haut et tombant jusqu’à ses sabots ébréchés. Malgré une attitude lymphatique, cette vieille demoiselle véhiculait un caractère familier, rassurant le jeune prêtre fraîchement missionné. Chaque jour, à l’ombre d’un pilier, il observait la dévote à la dérobée. Elle marmonnait, épiant de gauche à droite comme si elle craignait d’être surprise. “Qui est au centre de ses prières ?” projeta le jeune religieux.
Subitement, le ventre du Père Vincent se noua. Avait-elle entendu la terrible confession de Pierre Bartholon, fils d’une des puissantes familles de Turenne ? Il était évident que les coups portés contre la cloison du confessionnal avaient dû attirer son attention. Dans son comportement, tout portait à croire que sa routine calotine n’avait pas été troublée. Aucun changement. Ses doigts osseux caressaient chaque grain effilé avec afféterie. Il fut rassuré.
Sa marche s’arrêta un instant face à la statue de la Pietà en marbre de Carrare. Il contempla la compassion douloureuse de la Mère de Dieu puis posa sa main sur son pied. Il baissa la tête et en baisa le pied. Son office du matin allait débuter.
Il pénétra dans la sacristie, astreint par le poids de la culpabilité ; il avait échoué à réconforter son prochain. Ce faux pas pourrait avoir des conséquences. Il musela son émotion, concentrant ses réflexions sur d’autres sujets. Combien de personnes assisteraient à sa célébration matinale ? Cinq, six tout au plus ? Chaque jour, les mêmes têtes oscillaient instinctivement de haut en bas aux moindres invocations du prêtre. Deux semaines à peine qu’il avait déposé sa valise dans ce village et cette léthargie paroissiale l’insupportait déjà.
Dans la sacristie, il rassembla les derniers accessoires. Il remplit un carafon de vin qu’il plaça sur un vieux plateau où était posé un calice doré incrusté de pierreries ternies. “Le sang du Christ”, pensa-t-il. Reposant le plateau, il s’aperçut que sa main gauche était recouverte de plaques rouges qui le démangeaient. Il la gratta frénétiquement, empirant la douleur. Ce prurit gagnait son cou. Il l’inspecta grâce à un petit miroir fixé au mur. Son visage était écarlate. Des larmes baignaient le contour de ses paupières. Il se mordit les lèvres pour s’empêcher de hurler.
“Reprends-toi, bon sang, se murmura-il. On pourrait te surprendre. Reprends-toi.”
Il retrouva son souffle et son coeur reprit un battement régulier.
Soudain, au dehors, un cri.
“Au meurtre ! On a tué Monsieur Bartholon !”